L'HOMME DE TERRE




16 min - coul. – 40 min


Texte: Raul Ruiz
Voix: Michael Lonsdale
Image: Antoine-Marie Meert
Son: Henri Morelle, Bruno Tarrière
Montage: Daniel De Valck
Mixage: Antoine Bonfanti
Scénario, réalisation et production: Boris Lehman
Coproduction: Wallonie Image Production, avec l'aide de I'Atelier des jeunes cinéastes.

Avec Boris Lehman (le modèle) et Paulus Brun (le sculpteur), et la participation de Ning Ho Chang, Alfons de Brouwer, Charlie Degotte, Guy De Potter, Yvann Drion, Gérald Fenerberg, Cécile Henry, Jules Imberechts, Vincent Jakubowicz, Eskeline Kullberg, Renelde Liégeois, Eric Pinon, Jean-Louis Sbille, FranSois Van Eeckoute, les Amis du Kauwberg, I'Ecole Beth Aviv et la Fanfare du Meyboom.

Synopsis
A partir de la construction d'une sculpture «grandeur nature» en terre figurant le réalisateur, Boris Lehman imagine une histoire qui met en scène un sculpteur (Paulus Brun) aux prises avec une commande impossible. L'homme de terre se «golemise», prend vie dans la campagne, et finit par mourir sur une scène d'opéra.


Golem signifie en hébreu «masse informe». Dans le judaïsme, I'apparition du terme remonte au Livre des Psaumes. Il s'agit tantôt d'un être inachevé ou dépourvu de forme définie, tantôt de l'état de la matière brute. Ainsi, le Talmud appelle-t-il parfois Adam «Golem» quand il veut faire allusion aux douze premières heures de sa vie: il s'agit là d'évoquer son corps encore dénué d'âme.

De nombreuses légendes se sont perpétuées, principalement par la kabbale juive et dans les cercles hassidiques d'Europe Centrale aux Xlle et XlIIe siècles.

Pour certains, la fabrication d'un Golem ne désignait qu'un certain degré d'élévation intellectuelle et religieuse. Pour d'autres, le Golem devint une créature réelle. Le mot EMET ( = vérité) devait être écrit sur le front (ou sur la poitrine, ou dans la bouche) du Golem. Quand la lettre aleph était effacée, ne demeurait plus que le mot MET (= mort) et le Golem s'anéantissait.

Rabbi Loew, grand physicien qui vécut à Prague de 1513 à 1610, aurait fabriqué un Golem pour en faire son serviteur, et aurait été contraint de le détruire quand il commença à semer le trouble dans la ville.

Dans son célèbre roman écrit en 1915, Der Golem, Gustav Meyrink s'empare de cette légende populaire en lui donnant un sens symbolique et une portée de critique sociale jusqu'alors inconnus, faisant une allégorie de la destruction de l'homme par la société industrielle.

Der Golem, wie er in die Welt kam, réalisé et interprété par Paul Wegener sur un scénario de Henrik Galeen en 1920, reste un chef d’oeuvre du cinéma expressionniste allemand. L'auteur avait réalisé une première version en 1914, aujourd’hui disparue. Julien Duvivier en fit un remake en 1936.

Le Golem renvoie au mythe de Prométhée, oui aurait façonné avec de la terre et de l’eau (certains disent: avec ses propres larmes) le corps du premier homme.



BORIS EN GOLEM

Dans son atelier, le sculpteur Paulus Brun humidifie l'argile informe, la roule, la dresse, la scie, la troue et la transforme peu à peu en une statue grandeur nature ressemblant étrangement au cinéaste Boris Lehman. Ceci fait, il lui donne vie: feu, souffle et exhalation de fumée de cigarette. Une étoile de David gravée sur le ventre donne le signal de la marche. Alors le film bascule dehors: vernissage cosmique pour l'œuvre posée au grand air dans un coin de verdure: cela pourrait être la campagne mais on pense plutôt à un savant cadrage d'un plateau ucclois. Tout le monde est là, même le capitaine des pompiers... Ici je devrais pratiquer, à l'instar du film, I'énumération infinie: tout et tout le monde défile devant, autour et derrière la statue immobile, placide, émouvante. D'abord un long plan sur une femme au ventre généreusement tendu vers l'avenir, ensuite le discours ministériel rendant hommage au cinéaste, avec pour seul public l'indifférence d'un cheval broutant l'herbe... Ies amoureux, la ronde des enfants... ainsi que quelques gestes sacrilèges: cigarettes écrasées au niveau du sexe, chaulage d'une croix gammée au dos... Chacun des plans étant construit pour soi, n'étant pas conçu pour faire avancer l'intrigue, ils deviennent des petites histoires dans l'histoire.
Première chose, c'est qu'on rit beaucoup dans ce film. Le cosmique y tient plutôt une place comique. On rit évidemment de l'audace de Boris: "non, il n'ira quand même pas jusque là, jusqu'à se faire sculpter grandeur nature et prendre la place de Dieu." Et bien, il y va. Et si le rire sort si généreusement, c'est que Boris rit de lui-même. Il rit sérieusement.
Aux grands films de la grande époque, les grands mythes, comme le Golem. Le mythe survit, I'artiste en a besoin.
Cette vision du Golem lui va comme un gant elle fait mieux que l'arranger, elle lui donne une structure de récit. Quelle fable pour un cinéaste que ce Dieu invisible et qui voit tout; quelle belle image que cette statue réduite en morceaux comme les étincelles de la Kabbale.
Portrait du peintre dans son atelier se terminait par le portrait que faisait le peintre Arié Mandelbaum du cinéaste assis dans la même pose que reprend le sculpteur. Mettant bout à bout ces deux films, on a l'impression que le dessin terminé dans l'un passe à la troisième dimension dans l'autre.
Curieux et amusant ce jeu où de toute façon, puisque nous sommes au cinéma, nous restons dans les deux dimensions de la toile-écran. Le double autant cherché que redouté reste image, n'est pas du vivant. Disparaître par l'oeuvre et renaître autre, dans une espèce de panoptique, tel semble être le rêve et l'impasse du cinéaste.

Gérard Preszow


ENTRETIEN AVEC RACHEL FAJERSZTAJN

R.F.: Peux-tu parler de la genèse de l'Homme de Terre?

B.L.: Un ami m'a proposé de faire mon portrait. Il m'a demandé de venir poser dans son atelier. J'ai accepté mais ça m'a tout de suite travaillé que je ne pourrais pas me contenter de poser, mais qu'il fallait que je filme cela, c'est-à-dire la construction de mon double. Il y avait trop longtemps que je rêvais de ça, et voilà que l’occasion se présente. Je ne pouvais pas la laisser s’échapper.

R.F. : Comment conçois-tu le film?

B.L.: L'Homme de Terre, je le construis sur une inconnue. Paulus Brun, ami et sculpteur, fait une sculpture de moi, je ne sais pas comment elle sera. Je filme pour voir ce que ça va donner. Je pourrais me contenter de poser et de regarder sans filmer. Mais un cinéaste qui ne filme pas n'existe pas. Je dois filmer pour voir, filmer pour vivre, c'est seulement comme ça que j'ai une relation avec les choses et les gens, que je les aime. Filmer n'est pas seulement une façon de voir, passive, mais une façon d'agir sur ce qui se passe.

R.F.: Ton regard est paradoxal: à la fois tendre et impudique, impitoyable et narcissique, toujours en quête de. De ce regard découle ta poésie, et la magie, mais il y a un revers: un sentiment d'horreur, parfois de répulsion. Qu'en est-il dans l'Homme de Terre?

B.L.: À cause de la légende du Golem, il y a des références expressionnistes dans le film. La statue en gestation, la terre découpée, manipulée, comme meurtrie, a sûrement quelque chose de monstrueux. La naissance de quelqu'un a toujours à voir avec la mort d'un autre. Ici le mot EMET ( = vérité) donne vie au Golem, mais si on lui enlève une seule lettre (aleph), le mot devient MET (= mort) et le Golem s'anéantit.

R.F.: Tu parles de ce qui permet à un homme d'être un homme si on y ajoute quelque chose, ici le mot EMET. C'est le verbe qui humanise le Golem. La mise au monde du Golem en tant qu'homme n'est possible que s'il est pris dans le symbolique, dans la loi des hommes. Mais en même temps, le verbe est l'instrument de sa mort.

B.L.: Le créateur est toujours amené à détruire son oeuvre.

R.F.: La naissance est un thème qui semble te préoccuper et te poursuivre avec le film que tu viens de réaliser en Suisse.

B.L.: Je suis né à Lausanne à la fin de la guerre. J'ai fait un film sur mon retour, 44 ans plus tard, dans ce lieu que je ne connais pas, où je n'ai pas vécu, où je n'ai pas de souvenir et où il n'y a plus aucun témoin. Le film s'intitulera À la recherche du lieu de ma naissance.




ENTRETIEN AVEC LUCIA BENSIMON

L.B.: Pour moi L'Homme de Terre, c'est accepter de se voir, accepter son image. Accepter une image qui est donnée, qui est pensée par quelqu'un d'autre. Et donc accepter le regard des autres - les spectateurs - sur cette image.

B.L.: Accepter n'est peut-être pas le mot juste. Je dirai que pour moi c'est un défi.
Un pari. Une manière de me mettre à l'épreuve. On peut dire: «j'ai osé», «je suis courageux». L’acceptation, elle, est plutôt subie qu’affirmée. Mais je la provoque un peu, et je l’assume.

L.B.: Tu veux dire que tu n'es pas entier dans cette acceptation.

B.L.: La statue est faite, je peux la critiquer, avoir un avis sur elle, sur son auteur, mais je dois l'accepter telle qu'elle est, telle qu'il l'a faite.

L.B.: Ce n'est pas tant la statue elle-même, mais la symbolique qu'elle transporte, ça participe de la même logique que Ruiz ait fait le texte, que tu aies laisser parler quelqu'un d'autre sur toi. Laisser quelqu'un t'évoquer, de «manière libre». Tu leur as donné des éléments précis, mais laissé gérer librement ces éléments. Là est ton côté expérimental, de faire à la fois un cinéma très personnel, en embarquant les autres dans ton désir, dans ton projet, et voir si les autres sont capables de faire quelque chose avec ça, de vouloir que les autres «jouent» avec ta personne.

L.B.: Ce qui faisait les tenants de ta poésie dans tes films, c'est la qualité des silences (cf. Magnum Begynasium Bruxellense, Portrait du peintre dans son atelier), qui engendraient une émotion, une tension très fortes. Le «muet» semble être quelque chose de très important pour toi. On a l'impression qu'on ne t'a pas laissé t'exprimer pendant longtemps. Beaucoup de choses importantes, tu les as faites clandestinement, ou «illégalement» par rapport à la loi de ton père. C'est toute l'imagerie de quelqu'un qui a subi, qui s'est tu, qu'on retrouve dans tes films. Couple, Regards, Positions qui met en scène ce masochisme jouissif, est quasi un film muet. Muet comme une carpe est très explicite sur le rôle de la victime et du sacrifice. Arié, le peintre, s'enferme dans son silence créateur. Dans l'Homme de Terre, la statue est métaphorique, elle est vraiment devenue toi, le réceptacle du silence. Elle a pris ton rôle, comme on dit d'un acteur. Maintenant tu fais partie des voyeurs, tu es avec les autres pour te regarder toi, en train de mourir.

Quels sont les liens qui unissent tes 3 derniers films?

B.L.: On pourrait dire que j'ai filmé 3 trajectoires: celle de la peinture - du tube à la toile -, et aussi de mon regard balayant l'atelier du peintre; celle du poisson, depuis sa capture jusqu'à sa cuisson et son ingestion, et pour l'Homme de Terre, celle de la terre devenant progressivement statue et homme. Toujours avec cette idée de naissance et de création, inséparables du meurtre, de la mise à mort, du sacrifice, mais qui ont également besoin de magie, d'alchimie, de mystère. Le génocide plane au-dessus de ça, évidemment, et toute la symbolique liée à mon identité juive et à la difficulté d'exister.
L.B.: Tu acceptes de te poser des questions essentielles sur ton identité. Tu les donnes à lire, presque littéralement. Tu sembles toujours en train de chercher les preuves de ton existence, et pour cela, tu imposes ta rebellion, ta façon d’exister en tant que marginal.

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Paulus Brun
Né à Lyon (France) en 1947.
Pratique différents métiers (électromécanicien, installateur de lignes haute tension) avant de s'intéresser au théâtre et à la sculpture.
Collabore avec Michel Noiret, François Tirtiaux, Didier Gille et Michel Butor (le Théâtre du Heurtoir) comme acteur, décorateur et metteur en scène.
Commence à travailler la sculpture grâce à Ann Cape et Joseph Henrion.
Depuis 1982, anime des ateliers en milieu psychiatrique (Wops, Solbosch).
A exposé à la Free Clinic, au Zavel, à Fond'Roy (Art et thérapie) et au Kauwberg.

«La sculpture m'a aidé à regarder les gens»

«De l'image de Boris, depuis 15 ans que je le croise, je n'en avais qu'une vision imaginaire, tranquille de quelqu'un qui faisait un «travail expérimental» que je ne connaissais que par les propos ramenés par les autres, au hasard des rencontres et quelques fois dans la presse.

C'est au hasard d'une conversation autour de la mémoire que je lui ai proposé de faire une sculpture grandeur nature le représentant. Représenter Boris tel qu'il est, faire un Boris en terre. C'est la séduction du travail de Boris, travail d'un regardeur de ses contemporains que je voulais reprendre à mon propre compte. Regarder le regardant pour être, à mon tour, le regardeur de mes contemporains.»

Classiquement, dans la relation artiste-modèle, I'œuvre - ici la statue - joue le rôle de tiers. Dans l'Homme de Terre, la caméra vient aussi jouer ce rôle, englobant l’ensemble des relations, supplantant celui de la statue et la reléguant au rôle de décor (ou d'accessoire).
Exposée seule, la statue reste le signe, la trace, la synthèse de la relation sculpteur-modèle.
Projeté seul, le film représente la relation metteur en scène - décorateurs. La statue installée face au film dans l'espace délimité d’une «installation», renvoie une représentation absurde, voire morbide (mise en abîme) de la production d'art.»

«Des images pour des statues»

Paulus Brun