CHOSES QUI ME RATTACHENT AUX ÊTRES


format: 16 mm
image: Antoine-Marie Meert
son: Jacques Dapoz
montage: Ariane Mellet
assistanat: Juliette Achard
durée: 15 minutes
voix: Boris Lehman,
mixage: Félix Blume
studio: one two (Nicolas Delooze), kamalalam (Michel Jakar)
laboratoires: Color by Dejonghe/ Cinéco
2010 / Belgique

tourné rue Gray, à Ixelles-Etterbeek, entre 2007 et 2010

aide à la finition sollicitée au Centre du Cinéma de la Communauté française de Belgique
première mondiale : Forum (Festival international du Film de Berlin) février 2010

synopsis

Le film se présente comme un inventaire à la Prévert. Son titre s'inspire des Notes de Chevet, de l'écrivain japonaise Sei Shônagon qui fut dans la première moitié du 11e siècle dame d'honneur au service de l'impératrice Teishi.On pense éviudemment à Georges Perec, écrivain majeur du groupe OuLiPo, mais aussi à Dada ou à Fluxus. Les images et les mots s’enchaînent comme dans un poème.

Depuis le fameux « ceci n’est pas une pipe » de René Magritte, on sait bien que les évidences sont trompeuses, que les mots, comme les images peuvent être détournés de leur fonction première.

Il s'agirait ici d'inventer l’objet par l’image et le mot, en le filmant. Acte de création, mais aussi de nomination,comme Dieu fit au début avec le Ciel et la Terre, avec Adam et Eve.

De présenter à la caméra quelques objets de mon quotidien (qui sont aussi des allégories) ayant appartenu à d’autres,qui littéralement, me constituent: « Je suis la somme de tout ce que les autres m’ont donné ».

Musée sentimental dont je serais le gardien. Chaque objet, chaque "chose" a son histoire.
Au spectateur de s'en inventer une.

A propos de Choses qui me rattachent aux êtres de Boris Lehman

Ce film de Boris Lehman est des plus simples : il pratique l’énumération d’une série d’objets (de choses) présentés devant la caméra en plans fixes frontaux et successifs par quelqu’un qui les nomme à chaque fois et les désigne de la main ou s’en empare pour les montrer. Une opération d’identification, de nomination : voici un objet, voici comment il s’appelle. « Vertige de la liste »:

« Ballon », « masque », sac », « train », « éventail », « ardoise », « foulard », « béret », « casquette », « échelle », « tasse », « fauteuil », « table », « coussin », « canapé », « fleurs », « arbre », « thermomètre »,  « mazagran », « pomme », « pipe », « scie », « valise », « agenda », « tableau », « bureau », « boule de neige », « clap », « cinéma », « cadeaux », « masque de chevalier », « balles », « montre », « crayon », « dessin », « psyché », « boîte à couture », « sac », « loupe », « L’Age d’or », « clochettes de vaches », « double-mètre », vache », « portrait », « cartes », « dessin », « lettre confidentiel », « lettre », « marmotte», « parapluie », « un autre », « une troisième », « cadeau », « moustiquaire », « masque », « plante », « plaque ».

Mais dire d’un objet « comment il s’appelle » n’est pas dire, « voilà ce qu’il est » – ceci est un arbre (inusable exemple saussurien) –, ou n’est pas – ceci n’est pas une pipe (répartie magrittienne au premier). A chaque objet présenté le présentateur qui le montre à la caméra dit son nom (« ballon »), mais il ne dit pas « un ballon », « une loupe » mais « le ballon », « la loupe » et il ajoute « d’Isabelle », « d’Adrienne ». On est donc loin de l’universalité du mot du dictionnaire (sans article : « ballon. [ballon] n.m.») ou de la généralité de l’abécédaire ou du livre de lecture (avec un article indéfini : « un ballon » ou même défini mais sans attache : « le ballon », ou attaché à un personnage de convention : « le ballon de Pierre ») : il s’agit de ce ballon-là, celui d’Isabelle, de la loupe d’Adrienne, du sac de Lucia.

A la liste des objets s’ajoute ainsi une deuxième liste, celle de prénoms auxquels ces objets sont rattachés :

Isabelle, Mireio, Guy, Jean, Marion, Katty, Jacques, Lois, Rachel, Eva, Marie, Michel, la mère de Yaël, Nadine, Edouard, Marc-Antoine, Lieve, Elisabeth, [personne], Charlemagne, Paulus, Paul, Isabella, Meriam, Mirèze, Arié, Georges, Mireio, [mon père], Marilyn, Luc, Boris, Anne, Pierre, Sidonie, Marianne, Richard, Paul, Philippe, Christiane, Eugène, Milady, [ma mère], Lucia, Adrienne, Buñuel, Dali, [marché aux Puces], Antoine, Renelde, Jacques, Mélanie, Maïté, Claude, [confidentiel], Caroline, Yaël, [une inconnue], [un autre], [une troisième], Isabelle, Isabelle, Mireio, Muriel, Laurent.

Cette liste pourrait être commentée : on observe plusieurs fois le même prénom (Isabelle, Mireio) – ont-ils le même référent, y a-t-il plusieurs Isabelle, plusieurs Mireio ? Et puis, exception, on a deux noms patronymiques : Buñuel et Dali. Peut-être Charlemagne. Et plusieurs lacunes : un nom ou prénom qui ne vient pas aux lèvres du présentateur (il s’est, il est vrai, caché les yeux derrière le foulard à identifier), l’ignorance du nom (« une inconnue »), ou l’usage d’un nom commun pour les plus proches, ses parents, qu’on n’appelle pas par leurs prénoms (« mon père », « ma mère »). On relèvera en outre des statuts fort différents parmi ces compléments du nom : « le béret de Jacques » déclenche l’approbation, hors champ, d’un membre de l’équipe de tournage (« Oui, je le reconnais »). Ce Jacques pourrait bien être Ledoux. Comme Charlemagne s’appeler Palestine!

Il reste que l’identification de l’objet par son nom (« le ballon ») se déplie du côté de l’appartenance (complément de nom : « d’Isabelle »).

Sur le plan filmique, on voit bien la différence avec ces litaniques expositions d’objets à acheter que des chaînes de télévision proposent, notamment sur le réseau câblé des hôtels (à choix avec les films pornographiques). Là les objets ont des étiquettes, ce sont des marchandises qui ont un nom, certes, mais surtout un prix. Le nom entre dans un circuit d’échange de valeurs. On peut l’acquérir contre paiement (par carte bancaire). Eventuellement on vous l’apportera (télé-achat). Il vous appartiendra.

Dans le film, la question de l’appartenance va à rebours : l’attribution d’appartenance est d’emblée une dépossession puisque, à l’évidence, ces objets sont détachés de leurs propriétaires nommés, ils appartiennent maintenant à celui qui les présente ou plutôt à celui qui en a l’usage (valeur d’usage).

Il ne s’agit ni de les rendre à leurs propriétaires, ni de les vendre (au spectateur). On les montre, on les manipule dans la plupart des cas (se coiffer de « la casquette de Lois », s’asseoir dans « le fauteuil de Marie », s’étendre sur « le canapé de Nadine », se regarder dans « la psyché de Milady »). Encore faudrait-il distinguer les cas où l’usage précède la nomination et la déclaration d’appartenance des cas où l’usage les suit : on s’asseoit dans le fauteuil puis on l’identifie et le nomme ; on identifie et nomme le canapé et on s’y étend ensuite.

On nous dit que ces objets ont une histoire (ils proviennent de quelqu’un), ils ont fait l’objet d’un déplacement : manifestement pas d’un échange, en tout cas pas monétaire. D’un don plutôt ou d’un dépôt. Peut-être d’un oubli ou d’un abandon. Il y a même des objets qui ne sont à personne (une pomme), ou à une/des inconnue(s) (un, deux, trois parapluies).

Don, dépôt, oubli : trois modalités du dessaisissement dans un registre qui ne passe pas par l’équivalent général, l’argent qui, certes, permet l’échange (on nous le ressasse depuis Aristote) mais aussi la spéculation, l’augmentation de prix (rareté), et en tous les cas efface l’histoire de l’objet, son propriétaire d’origine ou actuel. Jeté sur le marché l’objet devient une marchandise dont la valeur est désormais abstraite. C’est ici exactement le contraire : on rattache l’objet à son origine, son possesseur, son usager. Quand il échoit au présentateur-utilisateur, il est constitué de toutes ces strates.

En outre dans le film non seulement on ne dit pas marchandise, mais même pas objet : on dit chose. « Choses qui me rattachent aux êtres ». Il faudrait s’attarder sur la distinction « objet - chose » (notamment parce que la liste inclut des plantes, des œuvres – l’Age d’Or –, une entité abstraite – « le cinéma de Boris »), mais, pour l’instant, retenons le fait que ces objets rattachent. Ils se sont détachés de quelqu’un (leur propriétaire ou leur producteur – dans le cas d’un dessin, d’un tableau) et se rattachent à quelqu’un d’autre. On nous dit que ce dernier tire son existence de ce lien social que condensent les objets (sur plusieurs modes : indiciaire, métonymique, métaphorique, transitionnel, instrumental).

Ce quelqu’un d’autre c’est le cinéaste Boris Lehman qui se filme présentant à la caméra les objets, les « choses » qu’il tient d’autres et qui le rattachent à eux : « Je suis la somme, dit-il en conclusion, de tout ce que j’ai reçu des autres ».

Mais puisque on a vu que dans les choses reçues il y a aussi « le cinéma de Boris » (au verso du « clap de Luc » – belle allitération), il faut se résoudre à voir le personnage filmé, qui nomme et inventorie, se dédoubler ; il y a deux Boris, la personne et l’auteur (le verso du clap qui appelle la phrase « le cinéma de Boris » dite par Boris, porte le mot « BOB », mot miroir, palindrome). Lequel est « la somme » de ce qu’il a reçu « des autres » ? Boris l’auteur – celui qui filme qui fait son cinéma (sans tenir, en l’occurrence, la caméra ni le micro), celui qui signe en somme ce film, à la fois sur le générique (mais inclus dans une entité qui le dépasse : « la Fondation Boris Lehman ») et dans le film, dans l’espace-temps diégétique (via « la plaque de Laurent », dernier objet énuméré, qui porte l’inscription : « Ici le cinéaste Boris Lehman ne fait que passer ») ? Ou est-ce Boris, l’individu, cinéaste, qui se fait filmer et qui a rencontré ceux dont il tient tous ces objets ?

Laurent, en offrant cette plaque à Boris – la personne qui a fait l’inventaire de tout ce qu’il « doit » aux autres – lui donne en quelque sorte le statut de cinéaste qu’il n’aurait pu tenir de lui-même. Si l’individu Boris Lehman, reconnu socialement comme « cinéaste », ne fait que passer (littéralement dans ces 15 minutes de film qu’il traverse et sur un autre plan en tant qu’être humain « de passage » sur terre), le cinéaste Boris Lehman, la signature et l’œuvre rassemblées sous ce nom-là inscrivent dans le même mouvement leur pérennité, leur « bout » d’éternité.

On a employé, à la suite de l’individu Boris dans la seule phrase qu’il nous adresse sans désigner un objet ni celui ou celle à qui il appartient ou dont il provient, le mot « autres » (« Je suis la somme de tout ce que j’ai reçu des autres ») ; mais de même qu’il est dit « chose » et non « objet », dans le titre du film (le seul qui appartienne indubitablement au plan d’énonciation de l’auteur, de Boris Lehman), il est dit « êtres » et non « autres », « personnes » ou « amis ». Deux déplacements. Etre et Chose. Deux catégories philosophiques qui subsument sans doute toutes ces expressions plus quotidiennes, tout ce lexique descriptif, deux paradigmes.

Bien sûr « êtres » c’est ici « êtres vivants », mais c’est d’évidence aussi l’Etre. Et la Chose, la choséité ? Pour Heidegger, elle ressortit à l’étant et par là se distingue de l’Etre tout en y conduisant : « Nous devons nous tourner vers l’étant, penser à son contact même, ayant en vue son être, mais précisément de telle sorte que nous le laissions reposer en lui-même, dans son éclosion. » (l’Origine de l’œuvre d’art).

On pourrait, à partir de là, tout reprendre : montrer la chose que l’on nomme évite l’équivoque de la « chose-en-soi », et la rattacher à celui ou celle dont elle est détachée pour la rattacher à celui qui la reçoit, la présente, permet d’instituer « la chose-pour-autrui », la chose qui fait signe.

Le dernier plan du film vient ramasser l’entièreté de celui-ci et le placer sur le plan métaphysique qui hantait sans doute l’absurde, le cocasse de son déroulé énumératif : dans son sous-sol, cette sorte de caverne d’Ali-Baba qu’on a déjà vue dans d’autres films (Histoire de ma vie racontée par mes photographies, Homme portant, notamment), Boris Lehman est assis au bord de son lit, nu, un peu recroquevillé. Il se lève et se met à s’habiller, posément, choisissant dans un amoncellement de vêtements jetés en vrac sur le lit. Slip, chaussettes (d’ailleurs assortis), chemise (elle aussi, orangée, mais il en change pour une autre à rayures), pantalon, pull, couvre-chef, écharpe, veste, sandales. Séance étonnante d’exhibition de sa nudité essentielle (celle de l’être jeté dans le monde à sa naissance, celle de l’Etre) qui se « socialise » à mesure qu’il revêt des vêtements de hasard, reçus sans doute, eux aussi, « somme » venue des autres, tirés de ce tas indistinct, hétéroclite. A chaque phase le personnage adopte une facette différente ou est vue sous un « profil » différent. Déjà tout à l’heure, lors de l’énumération, « la casquette de Lois » « toujours trop grande », le coiffait comiquement. Là, comme Buster dans Steamboatbill Jr essaie des chapeaux à son arrivée à River Junction (Mississippi), Boris change une chapka de fourrure (qu’on reverra dans Histoire de mes cheveux) pour un bonnet de laine qu’il enfonce sur les yeux.

Tout le film a institué, dans le rapport aux objets, aux choses, une comédie sociale : le tennisman frappe avec précision « les balles de Richard » l’une contre l’autre ; « la tasse d’Eva » est reposé dans sa soucoupe d’un geste vif ; « l’éventail de Marion » se déploie dans un violent froissement d’aile ; sur « l’ardoise de Katty » on écrit « Je t’aime » dans le grincement de la craie ; « le masque de chevalier de Marianne », fait de plumes, carnavalise son porteur ; « la boîte à couture de ma mère » est ouverte d’un coup sec et fuse un commentaire ou plutôt un qualititatif (« travailleuse ») ; on se cale devant « le bureau de mon père » pour y prendre sa place, etc. A la fin, fini de rire, on se dépouille, plus d’échappatoire. Beckett. Malone.

Comme dans la scène finale d’A la Recherche du lieu de ma naissance où un vieillard, le Juif errant, se met à parcourir à rebours le chemin qui menait à la cathédrale de Lausanne jusqu’au lac où il disparaissait à reculons – cette scène finale est aussi à lire à l’envers. C’est comme si Boris se dépouillait de tout ce qui le recouvre, reçu ou trouvé, pour atteindre à la nudité, celle qui hante des lieux que son cinéma a plusieurs fois visités, où étaient aussi des amoncellements de vêtements qu’on avait fait quitter à ceux conduits là pour y être mis à mort.

François Albera

 

Article paru dans la revue Vertigo
N°39 (hiver 2011)