Magnum Begynasium Bruxellense




(1978) 16mm 145 min noir et blanc et couleur

Chronique vivante des habitants du quartier du Béguinage - ainsi dénommé par ce qu’il est situé sur l’emplacement de l’ancien béguinage de Bruxelles.Conçu comme un inventaire encyclopédique, le film est composé d’une trentaine de chapitres imbriqués les uns dans les autres comme autant de pièces d’un puzzle, ou encore à l’image d’une termitière aux galeries nombreuses et croisées. Il se déroule dans l’espace et dans les interstices d’une journée, commençant à l’aube pour se terminer la nuit.

réalisation, scénario et production: Boris Lehman
assistanat: Victor Cordier, Pierre de Heusch, Edith de Witt, Hilda Helfgott,René Stroeybans
image: Michel Baudour, Michael Sander, Mirko Popovitch, Emile Razpopov, Jean-Noël Gobron, Samy Szlingerbaum
son: Edith de Witt
continuité: Mara Pigeon
musique: Philippe Boesmans (intrusions interprétées à la guitare par Philippe Lemaigre)
synchronisation: Anne Hislaire
montage: Roland Grillon
mixage: Bernard Leroux
graphisme et titres: Corneille Hannoset

avec la participation des membres du club Antonin Artaud et des habitants du quartier du Béguinage

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Première projection publique le 20 décembre 1978 à l’Auditorium du Passage 44. Réception dans l’Eglise du Béguinage. Bernard Foccroule aux grandes orgues.

Sélectionné dans les festivals suivants: film européen à Grenoble, Film International de Rotterdam, Mannheim, Nyon (sesterce d'argent), Rencontres Cinématographiques de Salsomaggiore, Figueira da Foz, 25e semaine internationale de cinéma de Valladolid, Nouveau cinéma de Montréal, Cannes, Berlin, Bruxelles (tourisme et folklore)
Projeté dans les cinémathèques de Bruxelles, Paris, New York, Montréal, Madrid , Jérusalem, Amsterdam, Toulouse, Boulogne sur mer, Anjou, Berkeley, Washington,San Fransisco, Brest, Rome, Bologne, Lisbonne, Hong Kong,Porto...

Classé par un critique français comme l'un des 10 meilleurs films de l'année 1980.

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MAGNUM BEGYNASIUM BRUXELLENSE

DEBUT:

Un jour... il m'est arrivé une histoire étrange... Je venais juste de me réveiller d'un long rêve...

FIN:

Je marchais les yeux fermés le long du canal sur les pavés mouillés

entre les murs épais sous les arbres défaits longtemps...

C'était l'hiver. Le soleil m'aveuglait. Il ne chauffait pas.

J'ai pensé que c'était vers la mort que j'allais.

*

parce que brodé par boris
Ce dédale
aux gestes minuscules
ouîs
me perce
et me perd
donne parole à l'essentiel rien...

Bruxelles, le 15 novembre
Cher Boris,
Ces quelques mots pour te dire le plaisir que j'ai pris à voir ton film Magnum Begynasium Bruxellense.
J'ai pensé à ces dérives «excentriques» des autistes de Deligny, à ces imperceptibles tourbillons qui s'ouvrent comme un oeil...
II y a quelqu'un qui marche dans ton film et impose sa démarche au spectateur, sans que celui-ci soit «voyeurisé», ou enseigné.
Plutôt qu'au discours, tu t'es attache à rendre la présence des gens par une attention aux gestes minimes et au silence.
La communication surgit la ou on ne l'attend pas, par l'effleurement du sens, non par son imposition. C'est cette maîtrise du regard qui par la façon dont tu montres les gens et les choses affirme la distance et l'espace nécessaires à la relation duelle que j'aime dans ton film.
J'aimerais a l'occasion en parler plus longuement avec toi.
Je t'envoie mon dernier recueil de poèmes, amicalement.

Serge Meurant

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Décrire un quartier dans un documentaire classique c'est faire quoi au juste? Du pseudo-poétique descriptif ? du touristique avec voix culturelle, grave et off? du social militant: pour les vieux, contre les expulsions, pour les espaces verts contre les abatteurs d'arbres? du politique à thèse du genre «on assassine la ville»?
à moins que, caméra sur l'épaule, micro en main on interviewe dans un pris-sur-le-vif une réalité qu'on veut respecter mais qu'on piège.
Pour Boris Lehman, avec Magnum Begynasium Bruxellense la démarche est toute autre. Si différente qu'on ne sait trop par quoi il faut commencer pour la cerner.
Partons de l'objet-film. 145 minutes. Noir et blanc alterné couleurs; 150 personnes/personnages. Son direct coupé par des passages musicaux. Un quartier, le Béguinage, dit par une série de nouvelles cinématographiques, chapitres d’un ensemble sous-tendu par un thème commun - une allégorie sur le temps et la mort -vues- donc choisies par un même regard affectif, celui de Boris Lehman qui filme mais se projette aussi, raconte en se montrant.
La vie dans le quartier du Béguinage sera abordée par trois niveaux différents. Le plus visible d'abord est son aspect extérieur, les rues, les places, les travaux du métro, les éventrations faites pour les buildings. Ensuite ses institutions: I'Eglise du Béguinage, ses messes et son centre paroissial, la crèche de la Charité et l'hospice Pachéco, la caserne du Petit Château et la salle des ventes, le Centre Antonin Artaud. Enfin ses habitants, merveilleux (mais ils le sont partout) et âgés (ce quartier n'est pas celui des jeunes cadres dynamiques à dents longues): Il y a les Toonemans, Jean-Baptiste et Léontine, loueurs de vélos et peintres du dimanche; Elie, féru d'ésotérisme et fondateur de secte dont il est l'unique disciple; Joseph, l'ancien forain qui vient de consacrer 10 ans de sa vie à faire le modèle réduit du carrousel qu'il a fait tourner un demi-siècle durant sur toutes les foires; Marcel collectionneur de chopes et amateur de poupées grandeur nature; Caroline qui s'illustra au music-hall, et bien d'autres.
Description impressionniste faite par petites touches qui s'ordonnent selon la conception que Boris Lehman a du cinéma. Il ne veut pas faire de la fiction gratuite, dérouler à longueur de bobines ses fantasmes personnels, se mettre à raconter une histoire à partir de rien. Il s'appuie, lui, sur la réalité et se projette en elle. C'est ce qu'il appelle un documentaire-fiction. S'il brosse le portrait d'un quartier il fait aussi le sien, car si son film dit ce qu'il dit comme il le montre, ce n'est pas par hasard. Ce quartier, refuge de gens âgés, centré autour d'un hospice, appelle une réflexion sur la mort... Boris Lehman, qui a perdu ses parents pendant le tournage, explore au travers de ses images la vieillesse et le temps qui passe, les interroge aussi.
Et ce discours se lira dans tous les signes qu'il accumule. Tournage d'hiver, rues désertes, passage du blanc du début du film (les vues claires sur Bruxelles, la neige) à un noir progressif, assombrissement des prises de vue pour arriver à la nuit, à la mort. Silence qui retourne au silence après le bruit un peu dérisoire des fêtes.
Mais ce film est plus qu'un film. Une étape avec un avant et un après. S'il est ainsi, c'est que Boris Lehman travaille depuis 10 ans comme animateur du centre Antonin Artaud, un des axes du quartier, et ce tournage n'est que l'aboutissement de la connaissance profonde qu'il en a. Il eût été bien différent s'il avait été parachuté» là pour les hasards d'un quelconque reportage. Il a voulu par ses images mêmes mettre les gens ensernble, faire qu'ils se rencontrent, se connaissent et déjà lors de la projection autour de lui se soudait toute une communauté qui découvrait ses richesses. Ce film va continuer à vivre avec ses habitants, les inciter à se voir autrement. Il a créé toute une famille affective, des relations. Ce processus s'est servi du cinéma, en a fait un usage social, un moyen de communication, une thérapeutique dans le sens large du terme. De plus, il appartient déjà à la mémoire collective. 30% des choses qu'il montre ont déjà disparu.

Il est un document archéologique. Comme Pérec, avec qui il a la même tentation pour l'encyclopédie, le tout dit, le signifiant de l'insignifiant, Boris Lehman voudrait tout filmer tout le temps, tout enregistrer. Comme il n'a pas assez d'argent pour avoir toujours une caméra dans ses doigts il accumule les séquences dans sa tête, il n'arrête pas de filmer, même sans pellicule. Un cinéaste fait toujours du cinéma. Parfois il fait aussi un film. C'est ce qui vient d'arriver. On souhaite qu'il puisse recommencer vite. Pour qu'il approfondisse sa théorie du film zen: montrer sans être ni pour ni contre mais où l'observateur tend à se confondre avec l'observé. Pour qu'il puisse poursuivre le côté expérimental esquissé ici par la partition musicale, les alternances des séquences en couleur qui captent des détails, des gros plans d'une manière plus symbolique. Pour qu'il continue à mettre en scène des gens montrés avec leurs mots et leurs signes (les intérieurs bourrés d'objets, le langage désuet) sans jamais leur voler d'images: ils sont mis en confiance puis en représentation et c'est beau. Pour qu'il apprenne à rendre la structure fictionnelle plus serrée, moins subtilement présente. Pour notre plaisir donc et pour le sien.

Jacqueline Aubenas (La Relève 19 janvier 1979)

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Magnum Begynasium Bruxellense

"On trouve chez Lehman (comme chez Akerman) une dimension cosmogonique. La photographie somptueuse (noir et blanc, inserts en couleur) et le risque qu'elle fait courir au film d’une certaine joliesse est presque toujours dissipé par le dispositif lehmanien, plus retors qu'il n'y paraît: il y a en effet dans MBB, en deça des fictions que l'on devine prêtes à surgir et au delà du pur relevé d'architecte, grâce à l'absence de tout commentaire, voix off ou garde-fou, un fort effet de rampe, comme il s'en crée toutes les fois qu'il y a reconstitution".

Serge Daney/Cahiers du cinéma

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"Boris Lehman, ami de Chantal Akerman, se définit volontiers comme cinéaste expérimental. Il déclare utiliser parfois le cinéma comme moyen thérapeutique dans le Club Antonin Artaud, centre de réadaptation pour malades mentaux, où il travaille. La référence, plus que le documentaire moderne, est le collage, la juxtaposition d'une trentaine de chapitres autonomes, organisés autour d'un quartier pauvre de Bruxelles et s'étalant approximativement sur une journée. Boris Lehman a collectionné l’observation microscopique, le détail cocasse, la recherche d'ambiance. Il parle en entomologiste d'un monde familier réduit à une série de petites touches, d'impressions furtives. L'auteur, le cinéaste, devient paradoxalement le centre du monde: peut-être faut-il recevoir son film comme une sorte de journal. Les vieillards que nous rencontrons à plusieurs reprises s’identifient un peu aux vieilles pierres, au vieux quartier, aux vieilleries en tout genre collectionnées par le cinéaste. Nous n'apercevons que des marionnettes. Boris Lehman a le mérite de conduire jusqu'à l'absurde une démarche amoureuse de la seule apparence, il se réfugie frileusement dans la marge, dans les marges. Il nous touche presque malgré lui, par tant de minutie, de maniaquerie, le culte attendri de tout un folklore que nous dirions "belge" si on ne pensait aussitôt "histoires belges".

Louis Marcorelles/Le Monde

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Comme beaucoup d'entre nous, j'avais entendu dire que Boris faisait, ou allait faire un film sur le Béguinage. Je ne savais pas s'il le faisait vraiment, ou si cela se passait dans sa tête, ou dans son cœur.
Pendant près de deux ans, nous recevions des bribes d'informations, des détails, mais d'une manière détournée, comme s'il s'agissait d'un secret, ou de quelque chose de fragile.
En général, le tournage d'un film fait du bruit dans une ville: on en entend parler, on voit même des gros camions, des lumières, des rassemblements, parfois une actrice... et puis les artistes s'en vont, et c'est fini.
Le travail de Boris, lui, est un travail de solitaire, un travail silencieux, qui ne s'expose pas, qui ne se montre pas, un travail d'artisan lent, long, patient... et c'est cette patience, proche des gens, qui lui permet de filmer ainsi, de saisir des bruits... une ville... des tas de choses.
Il ne provoque pas, il ne brusque pas les événements ou l'émotion: il attend, et parfois, il est comblé. Il a passé deux ans de sa vie à filmer une partie de notre ville, heureusement: maintenant, déjà, plus rien n'est pareil: des maisons sont détruites, ou condamnées, certaines personnes ont été obligées de déménager, d'autres ont disparu, emportant ayec elles une partie de ce présent qui fait déjà partie de notre passé: des chansons, des blagues, un certain parler, une langue, un rythme de vie.

Ce film est un peu notre mémoire.

Chantal Akerman
10-12-1978



L'art d'apprivoiser les ratons-laveurs

Jusqu'à présent, les documentaristes - même Franju - avaient interrogé le réel pour y découvrir des valeurs de société, pour éventuellement par la satire, par la dérision, par l'indignation, provoquer une réaction, un sursaut chez le spectateur, ou pour exalter certaines formes de l'énergie humaine, ou donner une vue optimiste du concret social. C'est ce que fait, par exemple, à sa manière, obéissant en cela à une révolte féconde, Armand Gatti dans «Le lion, sa cage et ses ailes», cet extraordinaire voyage en milieu ouvrier, trop souvent terra incognita pour les partis ouvriers, leurs intellectuels, leurs chefs syndicalistes.

Le propos de Boris Lehman était différent. Il semble qu’il ait réussi, sans y introduire du néo-romantisme ou de la complaisance, à interroger un certain réel non seulement pour en donner à voir le plus tranquillement et le plus simplement possible, d'une manière miraculeusement dépouillée les vies individuelles murées dans les habitations d'un quartier délimité et les tentatives collectives de ses habitants pour échapper aux contraintes de cette vie-là, de cette vie aux ressources modestes, pour échapper aux contraintes d'une existence routinière, le plus souvent médiocre et mesquine, résignée, prisonnière des mœurs et coutumes du quartier, de la surveillance des voisins, du décor agonisant et à l'égard des vieillards de l'hospice d'une charité mécanique, des soins de l'âme sans la foi, des soins du corps sans l'amour des corps. Une merveilleuse image de deux rails de tramway entrecroisés dans une courbure parfaite et dont l'itinéraire se termine là, en exprime le pathétique.

Il semble que malgré la discrétion qu'il apporte, l'ironie et l'humour malicieux qu'il y ajoute, Boris Lehman ait été angoissé depuis longtemps par ce spectacle et qu'il ait été tenté de le conjurer et d'en exorciser les images les plus inquiétantes, et comme l'annonce le générique, il s'est, dans ce film, «réveillé d'un long rêve».

Il s'est ainsi, pour les besoins de la cause, inventé un style, une méthode de prise de vues, ou plutôt une cérémonie de prise de vues qui correspond à cette attitude et qui rappelle étrangement le détachement de la prise de vue photographique, calme et distante. La prise de vues semble plutôt une « cueillette » d'images que leur prise, comme on dirait de «prises» entre deux lutteurs. La caméra n'est ni un forceps, ni une intruse. L'image semble cueillie, comme on cueille le souffle sur la bouche d'un dormeur. (Le film est très long et en réalité, il ne semble pas y avoir de raison d'en arrêter le flot, sauf la satiété du spectateur).

Un exemple: d'un décor de bureau vu quasi en entier et de face, avec son amoncellement effrayant de classeurs, de dossiers administratifs, un personnage, attablé à son bureau, se met en mesure de peler un fruit tout en triturant durant de longues minutes une nourriture anonyme, donnant à sa mâchoire un mouvement grimaçant. Cette scène ne donne-t-elle pas de la solitude d'un homme et de la malédiction bureaucratique une image épurée, parfaite, hors des lieux, hors du temps, dans un enfermement immobile qui nous prend au piège et dans lequel nous grelottons, les yeux pris dans la glace? Glace de froid et glace-miroir. Ce bureau est un frigidaire, un tombeau.

D'une certaine façon, cette scène me fait penser, dans un autre registre, à la peinture de Francis Bacon. Lui aussi croit que dès qu'une histoire, une anecdote s'élabore, l'ennui s'installe, que l'histoire parle plus haut que la peinture. Dans combien de films l'histoire ne tue-t-elle pas le cinéma? Mais cette façon de voir et de sentir est encore trop neuve. En attendant, je me demande si cette séquence ne pourrait être l'équivalent de la plus réussie des œuvres d'art, qu'elle soit littéraire ou picturale, capable de nous offrir ce spectacle obsessionnel d'une durée inoubliable, aux gestes précis, les gestes du repas solitaire, au milieu du vide d'un lieu verrouillé, voué à la paperasse désespérante. Il y a là, chez Lehman, l'exploitation d'un instinct très sûr, très puissant.

La désolation de ce type d'images (il y en a pas mal dans le film: la dame qui téléphone, où le téléphone devient plus réel que la personne qui l'utilise, les réunions de prière, les «fêtes » de Saint-Nicolas à l'hospice de vieillards, les magasins vides et leurs propriétaires sortis tout droit d'un univers kafkaïen, le discours aux recrues militaires, les rondes d'enfants stupéfaits, les rangs des écoliers dans la cour, un déménagement quelque peu hallucinant, un foyer pour jeunes, une salle de ventes comme extraite d'un film de Charlie Chaplin, un cabaret inquiétant qui rappelle le Berlin des années vingt, un collectionneur qui ferait les délices de Dubuffet, les artisans obstinés, un mage absurde, le club Antonin Artaud, l'handicapé mental qui assemble un puzzle, qui se révèle être un tableau de Gauguin, le batteur aveugle sur la scène de l'Institut Pachéco, les petites vieilles en chaise roulante, etc) est rehaussée et renforcée par contraste par quelques scènes d'une sinistre gaieté adroitement agencées dans le cours du film: le personnage (comment l'appeler autrement?), lequel de dos chante joyeusement en s'adonnant aux travaux du ménage dont les bruits amplifiés nous introduisent au cœur des choses familières, les assiettes et les couverts qui chantent la musique de la vaisselle. Ou encore ces frères jumeaux, lesquels toujours de dos, extraient d'un piano une cascade de notes qui paraissent tout à coup, par la magie de la prise de son et les subtilités du mixage, d'une triste extravagance, d'un non-sens parfait.

Le soir de la première, les réactions des spectateurs étaient remarquables. Les uns, les yeux écarquillés, semblaient subir la fatalité du film, regardent ces images de ce monde nié, caché qui est le nôtre, d'autres s'y baignant comme dans leur banale quotidienneté, applaudissent les pauvres exhibitions des chanteurs et chanteuses, les prouesses artisanales, les réflexions amères et désabusées de certains personnages marginaux, opposants de naissance, furieux tranquilles, la tête pleine d'injures et de colère.

Il est évident que pour une partie du public, la révélation n'est pas celle du réel, lequel lui est familier; les jeunes semblent plutôt adhérer à la dénonciation incluse dans le film, à cette sorte de désespoir muet.

Le « discours » du cinéaste n'est pas étranger à une certaine ambiguïté. On aime qu'il s'abandonne à quelques tendresses pudiques, qu'il soit sensible à cette misère de l'esprit et du corps, on est heureux d'éprouver que son « voyeurisme » n'a rien de méchant, qu'il souhaiterait porter secours à ces barques qui semblent couler ou qui ont peur, qu'il prolonge la contemplation de ces gestes inutiles comme si, par miracle, allait en surgir quelque leçon fulgurante, enfin qu'il ose filmer et nous imposer le temps de l'ennui et du vide dans leur durée inexorable.

En fait, Boris Lehman a filmé ce qui ne se filme pas, ce qui ne se filme jamais, ce qui ne paraît pas intéressant de filmer et qui cependant devient passionnant.

Et il a entrecoupé ces images d'autres aussi vides comme un mur lépreux couvert d'affiches, les façades de maisons aux fenêtres murées, aux volets fermés, les rues sombres aux pavés luisants, toujours coupées elles-mêmes de façades de magasins et de cafés aux couleurs superbes, de quoi rendre jaloux les peintres hyperréalistes.

L'absence de commentaire, ce qui est un bienfait, empêche de nous éclairer à chaque coup sur les intentions de l'auteur. Mais à côté de la nostalgie d'un certain passé, une tendance à l'attendrissement « rétro », les positions sociales du réalisateur, son interrogation sur la condition humaine, sur le mouvement social, ses luttes et ses conflits, transparaissent en filigrane et nous incitent à approfondir notre réflexion non seulement durant la projection, mais longtemps par après. Elles nous invitent à revoir le film et à l'étudier en profondeur. Toutefois quelques paroles comme le discours de l'officier dans la caserne, le dialogue surréaliste des pensionnaires du club Antonin Artaud, le discours extraordinaire du Directeur de l'Institut Pachéco, l'indignation d'un dirigeant d'un comité de chômeurs dans une brasserie de la rue Sainte-Catherine, lequel parle du chômage, des fermetures d'entreprises, des bénéfices de la Société Générale et de la fraude fiscale (évaluée à 100 milliards par an...) éclairent son propos. Ce dernier discours d'ailleurs participe à tout le système d'inventaire, de catalogage qui à l'exemple du fameux poème de Jacques Prévert, semble être la constante du film et de la brochure qui l'accompagne.

A mes yeux, le résultat est remarquable et essentiel, et il donnera à l'œuvre de Boris Lehman une place de choix dans les documents qui concernent notre pays. Quelle matière non seulement pour les sociologues du futur, mais aussi pour les philosophes, s'il en reste.

Le procédé esthétique qui consiste à intercaler de brèves et admirables séquences de couleur au milieu de la matière de base monochrome (procédé sans doute imposé au départ par la médiocrité des ressources financières) devient un système de signes finalement assez rafrâîchissant. Il sauve le film de son sinistre manteau vert-bleuté et lui permet de respirer. Leur rapide disparition nous apporte cette nécessaire frustration à laquelle nous condamne l'auteur, lequel refuse d'enjoliver son sujet et qui refuse de nous apporter des informations qui nous distrairaient de son propos.

Beaucoup de ces informations sont d'ailleurs incluses dans cette brochure très explicite contenant une multitude de détails historiques et biographiques. J'aime cette méthode qui nous fait passer de l'image à la lecture et vice versa, sans les superposer. Ainsi les personnages et les événements existent sous deux formes, mais chacune d'elles isolément nous laisse sur notre faim. Ces êtres de chair et de sang, qui ont souvent beaucoup souffert et condamnés peut-être à de nouvelles souffrances, deviennent proches, et si le discours du film est aussi une critique sociale désabusée et pourtant véhémente, le texte de la brochure nous apporte les moyens de trouver avec les personnages la communication fraternelle que le film ne nous facilite guère.

Cette œuvre d'un cinéaste solitaire (en dépit des dizaines et dizaines de collaborateurs dont la liste très drôle clôt le film) et perfectionniste, et malgré l'exiguïté des moyens, me paraît une charnière importante dans l'histoire de notre cinéma, elle nous apporte une manière nouvelle de discourir sur le réel et d'en élaborer une expression personnelle. Sans oublier le remarquable travail de prise de vues, les «distances» de l'objectif à l'objet filmé, le « jeu » des cadrages qui saisissent les événements dans des frontières rigoureuses et soumettent le décor à un inventaire exigeant.

Le style de prise de vues, ambigu lui aussi, cette caméra à la fois « absente», avalant une pellicule apparemment insensible qui enregistre imperturbablement, et cette caméra terriblement présente par son angoissante, par sa mortelle immobilité.

Le style ici c'est aussi le choix, choix des prises de vues, choix renouvelé au montage, agencements complexes, création d'un rythme totalitaire, accouchement d'une œuvre d'art cinématographique.

A propos du montage, la fin du film est superbe. L'on y voit, immobile et comme mort, le collectionneur érotomane couché dans son lit, encadré de deux mannequins de femmes nues. La sexualité et la mort se rejoignent.

J'avoue que tout le film, sous ses apparences d'art hyperréaliste, me semble avoir pris son inspiration dans un certain mystère, et me semble être devenu un mystère non moins épais, en dépit et peut-être à cause d'une certaine transparence des images qui porte à l'illusion. N'essayons pas de croire que nous avons compris si facilement, que cette lecture soit aisée.

Quand je parle de mystère - ce qui peut sembler étrange - je fais allusion à cette interrogation que Boris Lehman pose sur la condition humaine, celle d'hier, celle qui se prolonge aujourd'hui, qu'il décrit, qui est dévoilée par la succession des plans.

Nous ne pouvons faire qu'au clignotement de ces images se substitue la pleine lumière. C'est ce que dit Bataille du langage, lequel « a fait ce que nous sommes ». Ne peut-on penser qu'à cet égard, sans se substituer au langage, mais le complétant, l'enrichissant par d'autres moyens, le cinéma ne contribue pas «à faire ce que nous sommes»?

Quoiqu'il en soit, le discours ici est si nouveau, et souvent si fort qu'il nous reste parfois dans la gorge, ayant de la peine à violer notre univers mental. A quelles agonies assistons-nous en définitive, à quelles funérailles?

Ce sentiment fut encore amplifié le soir de la première par une cérémonie hautement funèbre. Dans l'église du Béguinage, mystérieusement ouverte de nuit, enfumée par une multitude de torches installées dans les hauts piliers, par un froid de canard, dans une sorte d'obscurité de tombeau, Boris Lehman et les habitants du quartier recevaient leurs invités et leur offraient des sandwiches et de la bière Faro, au goût âcre.

C'était à la fois grandiose et angoissant. Une atmosphère de jugement dernier et certainement de mort. Une orgue crachait des sons gutturaux et terrifiants. La fantomatique silhouette de Boris Lehman s'approchait des figurants de cette messe profane et leur susurrait: «Ça, vous n'avez jamais vu, hein?». En effet. C'était aussi du grand «cinéma».

Henri STORCK

Tout va trop vite Magnum, Begynasium Bruxellense de Boris Lehman, par Emilie Richard, Juliette Lecomte, Anne Juin.

EXTRAIT DU FILM