Babel - Lettre à mes amis restés en Belgique




Format: 16 mm - Couleur - Durée: 160 minutes (première partie) + 220 minutes (deuxième partie)
Métrage: 4307 mètres - Nombre de plans: 931- Belgique - 1991

IMAGE: Michael Sander - Antoine-Marie Meert.
SON: Henri Morelle.
MONTAGE: Daniel De Valck.
MIXAGE: Antoine Bonfanti.
SCÉNARIO ET RÉALISATION: Boris Lehman.
MUSIQUES ORIGINALES: Edouard Higuet - Fernand Schirren.
AVEC LES VOIX DE: Paul Gérimon - Nikio Kokkinos - Martine Kivits - Boris Lehman.
PRODUCTION: Marilyn Watelet (Paradise Film) - Boris Lehman (Dovfilm). Avec l'aide du Ministère de la Communauté française de Belgique, de la RTBF (télévision belge), du Centre Audiovisuel à Bruxelles, de l'Atelier des Jeunes Cinéastes et du GSARA.

AVEC PAR ORDRE D’APPARITlON À L'ÉCRAN:
Boris Lehman - Balou Yalon, Nathalie Yalon - Edith Van Innis - Kathleen de Béthune - Evelyne Paul - Marie-Paule Gaillard - Christine Defrise- Maggy Collard - Nadine Wandel - Joelle Lanscotte - Robert Baussay - Marja Dyszinska - André Colinet – Pierre Thijs - Pola Rapaport - Christine Khondjie - Dany Vassart - Maurice Raymakers - Jacques Bauduin - Edith Goldbeter - Rouve Hauser - Jean-Michel Alexandre - Jean-Paul Tréfois - André Simon - Stephen Sack - Véronique Daneels - Roselyne Hermal - Hugo Van der Vennet - Michel Van der Vennet - Jean-Jacques Andrien - René Keym - Henri Morelle - Christiane Dano - Micheline Créteur - Marie- Hélène Massin - Thierry Zéno - Samy Szlingerbaum - Marie-Jeanne Voz - Monica Glineur - Mara Pigeon - Anne Fosty - Lyland Doyen - Marc-Henri Wajnberg - Fanchon Nuyens - Nadia Baes-Azifi - Michel Baudson - Miguel Annachiel - Corinne Cygler – Rachel Fajersztajn - Béatrice Drion - Paula Lambert - Monsieur de Méeus - Monsieur Vanhamme - Peggy Brawer - Maryse Mathy - Guillaume Maridjan-Koop - Sylvie Auzas - Louise De Neef - Marianne Berenhaut - Nicole Lefèvre - Françoise Lerusse – Christine Blanchez - Elisabeth Thornburn - Béatrice Popovitch - Mirko Popovitch - Vanessa Popovitch - Liliane Mazy - Marilyn Watelet - Michèle Blondeel - Eric Pauwels - Michèle-Anne de Mey - Dominique Thyrion - Maria Santos - José Ramirez - Carlos Aguilar Zafra - Bela Limeles Rosenfeld - Solange Labbé - Hadelin Trinon - Marie-Dominique Buché - Raymond Ravar - Denise Deblock – Eva Houdova - Thierry De Duve - Philippe Bastien - Hilda Helfgott - Corneille Hannoset - Luc Remy - Romain Schneid - Marie André - François Beukelaers - Fanny Tran - Evelyne Snycer - Etienne Arcq - Jean-Baptiste Nicaise - Anne Weber Catherine Smet – lsabelle Lapierre - Marianne Ebrant - Carlo Chapelle - Geneviève Robillard Hubert Toint - Shirley Scrimgeour - Eve Leguèbe – Jacques Calonne - Eliane Du Bois - Loïc Grelier - Marie-Christine Lambert - Alain Miroir - Jean-Noël Gobron - Michel Hayoit - Jean-François Rinken - Henri Sonet - Claude Waldmann - Sélim Sasson - Robbe de Hert - Monsieur Regenberg - Alain François - Annik Leroy - Véronique Peynet - Amid Chakir - Nicole Debarre - Marc Rombaut - Sabrina Weldmann - Claudine Thyrion - Bruno Tarrière - Jules Imberechts - Robin Van Rooyen - Bernard Villers - Marie Desbarax - Vincent Halflants - Paul Goosse - Monsieur Van Devyvere - Carmela Locantore - Antonio Moyano -Yolande Duvivier - Manu Bonmariage - Antoine-Marie Meert - Dominique Loreau – Henri Storck - Martine Kivits - Paulus Brun - Jo Dekmine - Marta Bergman - Jane Lemaine - Renelde Liégeois - Marjana Vukadinovic - Meriam Kerkour - André Reinitz - Joëlle Baumerder - Zahava Seewald - Zelda Ziegelbaum - Didier Kengen - Anne Bousseau - Pierre Droulers - Yvon Vroman - Norbert Brassine - Fernand Schirren.


Lettre à mes amis restés en Belgique a été invlté dans les festivals suivants / Letter to my friends who stayed in Belgium was invited to the following film festivals: Locarno, Berlin (Forum international du Jeune Cinéma), Rotterdam (Film International), New York, Montréal (Festival du Nouveau Cinéma), Paris (Festival d'Automne), Bruxelles (Filmer à tout prix), Porto (Festival des Arts contemporains), Dunkerque (Rencontres internationales), ainsi qu'à Jérusalem, Toulouse, Hambourg, Copenhague, Lille, La Rochelle, Lausanne, Rome...


Coffret contenant l'intégralité du film en trois DVD, le livre et l'affiche.
Co-Editions RE:VOIR Vidéo (info@re-voir.com) et les éditionsYellow Now (info@yellownow.be)


Synopsis

«Ma vie est devenue le scénario d'un film qui lui-même est devenu ma vie».

Premier épisode du projet tétralogique Babel, Lettre à mes amis restés en Belgique raconte la vie quotidienne d'un cinéaste qui prépare un film sur Babel et rêve d'aller au Mexique sur les traces d'Antonin Artaud, chez les indiens Tarahumaras. Sans domicile, il erre dans une ville, Bruxelles, qui semble lui appartenir, puis finit par partir. À son retour, les choses ne sont plus tout à fait à la même place et les gens ont changé. Les problèmes qu'il avait laissés refont surface. Il perd son travail, doit déménager, se dispute avec ses amis et finit par se retrouver seul, lui qui avait côtoyé tant de monde, à chanter: «Parlez-moi d'amour».

À son image, la ville se désagrège et tout le royaume semble menacé.

Le film est le journal intime et l'autoportrait du cinéaste Boris Lehman qui se met en scène et joue son propre rôle à l'écran (comme les quelques centaines d'amis qui ont accepté d'être «babélisés»), mais c'est aussi une fiction qui narre les mille et une aventures d'un héros en mal de vivre et d'aimer.
C'est un film sur l'amitié et l'intimité écrit à la première personne, qui place Boris et Bruxelles (Babel et Bruegel), à l'instar de Dziga Vertov, l'Homme à la caméra, au centre de l'univers, ici figuré par la spirale folle et vertigineuse de la tour biblique.




Lettre à mes amis restés en Belgique, c'est avant tout un homme qui marche dans la ville, d'amis en amis, de cafés en galeries, de librairies complices en copains qui reviennent du Mexique. Boris Lehman mérite bien le bain de pieds qu'il s'accorde avant la fin de cette longue promenade pédestre.
Lettre à mes amis restés en Belgique, c'est donc l'histoire d'un homme qui voyage physiquement et non pas seulement mentalement, comme il serait satisfaisant pour l'esprit de le concevoir. Les exodes immobiles ont été nombreux depuis Raymond Roussel. Ils sont même devenus les stéréotypes à leur tour de la modernité littéraire et cinématographique. Boris Lehman échappe au second stéréotype qu'un tel film appelle: l'errance. Inutile de développer. On a même évoqué un courant cinématographique qui porterait ce qualificatif dans les années septante.

Pourtant, il est vrai que le cinéaste glisse à l'oreille du spectateur que «quand il sera allé partout, il sera lui». Ce qui résume en peu de mots cette association du voyage et de la connaissance de soi que Segalen théorisa.
Mais Lettre à mes amis restés en Belgique est plus que cela encore, et je crois que ce film est le premier de son auteur qui réussit à atteindre cet équilibre rare - celui des «premières» œuvres accomplies - entre la maîtrise de l'expression et l'authenticité inentamée. Boris Lehman n'est pas indifférent au progrès de la maîtrise technique. Il en a déjà évoqué son souci. Et Lettre à mes amis restés en Belgique en est le signe d'une étape majeure, excluant par ailleurs la moindre atteinte à la liberté d'écriture ainsi qu'à l'acuité d'un sujet. Lettre à mes amis restés en Belgique est pour la Belgique l'équivalent de Milestone de Robert Kramer ou de la Maman et la Putain de Jean Eustache. Cette première partie de Babel, est le constat sentimental d'une vie et d'une ville, une recherche des fils qu'il faut tisser pour continuer de vivre cette vie et d'habiter cette ville. Une génération et un pays. Des hommes et des femmes se rencontrent, seuls et pourtant tentés par le grégaire tendre. Nous sommes les témoins de dialogues commencés avant le film et néanmoins nous sommes immédiatement concernés, en connivence dès les premières paroles.
Un certain désordre pourrait résulter de ces rencontres impressionnistes. Mais tout est tendu vers une finalité géographique et poétique. Le film s'organise dramatiquement autour d'une volonté de partir (voilà qui est très belge...), et les préparatifs différant ce projet en émoussent le désir (l'extraordinaire séquence de l'agence de voyages), rendent dérisoire la décision du départ et angoissante la perspective temporelle et spatiale du voyage. Si ce film est centré, comme à l'habitude, sur son auteur, il lui échappe totalement en définitive: I'intime devient fiction, l'égotisme devient romanesque.
Lettre à mes amis restés en Belgique est un exemple très remarquable de cette métamorphose d'un documentaire sur soi, autrement dit d'un journal intime filmé, en un récit imaginaire absolu. Boris Lehman interprète un personnage qui se nomme Boris Lehman. Et cela n'est pas de la rhétorique. Car si le cinéaste s'ausculte et se fait ausculter (y compris médicalement), il réussit le passage de la première personne à une nomination impersonnelle et allégorique. Au terme du film, c'est à la Belgique auscultée à laquelle le spectateur a eu la sensation d'être invité pendant ces trois heures que dure la première partie de Babel. Est-ce un hasard (au-delà de l'hommage à Edmond Bernhard) si le film commence au sommet de la colline-monument de Waterloo, pèlerinage laïque emblématique des Belges?
Le mouvement que le film opère du registre très personnel au registre métaphorique émeut, car le spectateur accomplit mentalement le retour au registre initial. C'est ce mouvement qui fait de Babel une œuvre d'art achevée quelle que soit par ailleurs la référence à la mythique tour inachevée. Il faut conserver à l'esprit la figure de spirale de la tour légendaire plutôt que l'idée de la construction interminable. Rien à voir avec la cure assortie du même adjectif. La spirale est la forme secrète du film - les rencontres des mêmes personnages, les démarches «administratives» répétées - et également l'œuvre entière du cinéaste dont Babel est une synthèse pour aller plus loin.
Enfin, Boris Lehman aime intensément tous ces hommes et ces femmes qui font son monde. Aussi est-il frappant que ces «acteurs» de la vie du cinéaste-marcheur soient particulièrement beaux.
La présence de la beauté, la sensibilité aux instants de bonheur (musique, chant, soleil, temps qui s'écoule) rivalisent avec la paranoïa, le pessimisme et l'anxiété de vivre. Cette tension, plus évidente que dans les précédents films, entre ces deux pôles grandit l'art du cinéaste.

Dominique Païni


Babel de Boris Lehman est sous-titré «Journal filmé» et non «Journal de voyage», genre connu notant l’étonnant, le nouveau, I’extraordinaire. C’est au contraire le journal de l’ordinaire, du trivial même, le journal des restes et non des morceaux de choix. Le journal du film que le cinéaste ne filme pas pour paraphraser Maurice Blanchot qui dit encore que «I’intérêt du journal est son insignifiance » et qu’«il y a dans le journal, comme l’heureuse compensation, I’une par l’autre, d'une double nullité. Celui qui ne fait rien de sa vie, écrit qu’il ne fait rien, et voilà tout de même quelque chose de fait.» ou: «I’écrivain ne peut tenir que le journal de l‘œuvre qu‘il n‘écrit pas».
Si l’on connaît un peu l'œuvre du cinéaste, on pense à son premier film, Ne pas stagner (1973), où des malades mentaux du centre Antonin Artaud, à Bruxelles, interprètent une pièce de théâtre - écrite par l'un d’eux - qui retrace une ascension en montagne: durant les deux heures et quelques du film, les acteurs font du sur place sur scène tout en évoquant un long chemin ponctué d’embûches, de dangers et d’épreuves.

Le voyage de Boris au Mexique - que motive le livre d'Artaud sur les Tarahumaras - tient lui aussi dans ce qui l’annonce, le prépare ou en rend compte, éventuellement dans quelques traces ou indices rapportées de là-bas: des mots, des images, des fantasmes, quelques objets. Ce voyage tient dans toute cette activité autour d'un centre absent qui pourtant est la cause de l’ensemble et dont l’expression la plus tangible est le film lui-même.
On voit que l’objet - un voyage lointain - et la forme adoptée - le journal « insignifiant» - aboutissent à une démarche où compte, non pas l’œuvre - le film le voyage -, mais l’effort ou la recherche en sa direction. Le film peut bien alors durer six heures et promettre une «suite»: il est littéralement infini et à la fois « sans avenir » (c’était le sort prédit au cinéma par les Lumière en une formule à la Blanchot!).
Dans Portrait du peintre dans son atelier, Boris Lehman traite avec gravité de cette question de l'impossible représentation, et dans l'Homme de terre, il montre aussi l'inanité du mythe du « double», mais dans Babel il se met en scène lui-même et adopte une sorte de naïveté ou d’affectation de «bêtise » qui caractérise aussi le cinéaste Luc Moullet et un certain nombre d’artistes comme Marcel Broodthaers par exemple.
Toutes les personnes que Boris va voir avant son départ pour le Mexique, par la manière dont ils évoquent ce pays, paraissent n'exprimer que des clichés et adopter des comportements stéréotypés allant du boy-scoutisme à la bêtise. Boris lui-même, allant chez un libraire afin de se documenter promptement sur le Mexique (O. Paz, J. Soustelle, etc.) est leur digne égal, comme le libraire d'ailleurs.
Finalement, ce qui «intéresse» c'est la progressive bizarrerie des gens rencontrés, tels ces collectionneurs de cactus (inaugurant une possible série de «fous - botaniques» comme il en est de littéraires ou de scientifiques).
Au retour, la bêtise est encore mieux partagée: Boris rapporte des babioles et les distribue, recueillant remerciements et appréciations «convenues»- comme on dit « idées reçues» ou « images reçues»: au mot «indien», une dame s'écrie «Ah ! des Indiens» et on voit un extrait de Stagecoach avec des Apaches!
Non seulement le Mexique «manque» à sa place, est escamoté dans la construction du film, mais il n'est qu’un poncif, une imagerie ou un leurre. S’il existe un film évoquant un voyage au Mexique et un projet de film sur ce pays, rien ne permet de croire que le Mexique existe autrement que dans l’imagerie de Luis Mariano chantant Mexico!
Le voyage, l’odyssée de Boris devient alors un parcours initiatique comme le sont le Quart et le Cinquième Livre chez Rabelais ou l’errance du Docteur Faustroll de Jarry. Au lieu de reconstituer un rite d’initiation comme l’a tenté sur scène Georges Lavaudant, c'est le film qui l'est. Quête de la connaissance qui est un relevé topographique de la bêtise, constat bienveillant mais désespéré qui s'apparente à celui de Bouvard et Pécuchet.

Raymond Queneau a écrit que le projet initial de Flaubert était de dresser une « charge à fond contre la bêtise humaine», mais qu'ayant constaté plus tard «I’étendue des méfaits de la bêtise et découvert que c'était un état normal de l'humanité et la simple expression de son être médiocre et réel, s’étant mieux identifié d 'autre part à ses personnages, réactifs au milieu, il leur a donné à jouer une sorte de rôle socratique d'accoucheurs de la bêtise, de révélateurs photographiques».
Le centre Antonin Artaud dans Ne pas stagner semble devenu modèle de l'humanité.
Même si dans Leçon de vie (en cours), on a affaire à des poètes, des peintres,
ils n’en paraissent pas moins tous se clochardiser et, comme Blavier, être des passants un peu originaux, comme les vieux du quartier du Béguinage dans Magnum Begynasium Bruxellense, comme Romain Schneid dans Symphonie. Le cinéma ne rehausse rien, n’embellit pas, il recueille l’insignifiant, l’ordinaire.


François Albéra

Du haut de la butte de Waterloo, au pied du lion, Boris Lehman lutte avec le vent qui le tourmente pour annoncer qu’il commence, que la caméra tourne et enregistre de la façon la plus objective du monde son image, qu’elle occupe sinon la totalité de l’écran, du moins un territoire dominant.

Sa figure est celle d’un prophète, d’un tzigane, d’un sioux parmi le va-et-vient des touristes ordinaires. Sa parole cependant hésite , tâtonne et titube : elle s’écoute elle-même plutôt qu’elle ne parle. Il a choisi pour nous adresser la parole cette montagne artificielle, ce haut lieu d’histoire d’un très petit pays. Et soudain, voici littéralement qu’il n’est pas à la hauteur de ce rêve d’immensité et de totalité qu’il soulève et piétine à la fois.

Bien que la figure héroÏque dont il prend la pose soit effacée aussitôt qu’elle s’énonce, Boris Lehman s’impose à nous comme le héros sympathique, irritant, vulnérable et blessé de son propre narcissisme.

C’est l’incarnation et l’approfondissement de cette figure qui fonde la démarche de Lehman qui cherche avec toutes les ruses du masochiste à user notre patience et à abuser de notre temps. Et parfois, il parvient à ses fins. Voilà qu’excédés par sa roublardise et sa sincérité, nous le regardons autrement. Il existe enfin pour nous puisqu’il nous tourmente. Il sort victorieux du prologue, d’un premier round d’un film annoncé interminable et sans doute inachevable, indissolublement lié à l’existence physique de son auteur.

 

Du vagabond, Boris possède la besace, les sacs, les habits élimés, rapiécés, montrant la corde, les sandales renforcées. Il erre, sans domicile fixe, dans la familiarité des êtres et des lieux que créent l’attente et l’attention d’un regard qu’une certaine tristesse rend davantage aigu. Ce regard joue sur du velours la séduction de l’artiste sans doute maudit et sa réfutation par l’ironie et l’humour ,l’effacement et l’orgueil d’être incorruptible, vierge de toute obligation de sacrifier à toute autre cause que soi. C’est ce sacrifice qu’il nous montre, le prix dont sans cesse il dresse l’ardoise exorbitante et légère à la fois. Boris est libre de toute attache, maître d’un destin unique, sans descendance, nourri de rencontres éphémères et durables. Il incarne une figure romantique, mais en mineur, notre désir d’errance, de voyage et de son étouffement, son glissement intérieur. Nous projetons sur lui , nous le chargeons de ce bégaiement, de cette parole velléitaire d’un bouleversement de notre être intime. C’est pourquoi son narcissisme nous convient parfaitement.

Il le métamorphose en présence, en corps consistant, et lui donne l’étonnante stature d’un acteur doué pour tous les rôles de cette tragi-comédie qu’est la vie.

 

Les amies de Boris portent des noms qu’éclairent les voyelles. Tour à tour, il les sollicite à l’accompagner en voyage au Mexique. Chaque fois, elles refusent cette invitation mais avec ce regard de bonté, cette délicatesse à accueillir cet excès d’improbable aventure avec gentillesse et humour. Boris excelle à les filmer dans le rayonnement de leur beauté naturelle. Son regard les effleure sans forcer, fait apparaître en un portrait parfait en son inachèvement les traits de leur féminité. La lumière et la couleur, le toucher et la voix transforment alors tout ce qui entoure ; images du bonheur, même et surtout si par quelque mystérieux interdit, Boris n’y goûte pas.

 

Vulnérable et nu. Il s’expose à nos regards en ces situations que la société, la bonne éducation et le sens commun nous conseillent d’occulter. Le scandale n’a pas pour origine la nudité du corps, devenue consommation médiatique, lieu commun de nos regards repus. Mais il suffit que quelque faux pas amène le cinéaste à dénuder l’une ou l’autre partie de son corps – qu’il se lave les pieds ou se fasse ausculter- et une curieuse impression d’interdit nous voile les yeux. Un étrange sentiment de répulsion devant ce geste inconvenant nous saisit. Lorsqu’il capte dans un miroir rond , tour à tour , son visage, son torse, son sexe enfin, Lehman nous présente d’une façon non exempte d’une certaine coquetterie, la vérité d’un corps morcelé. Il nous fait comprendre , en le rendant visible et évident, ce phénomène si douloureux du corps mis en pièces, éparpillé, jeté en morceaux. Et nous rougissons, protestons, nous récriions au nom d’un certain mauvais goût , d’une fadeur et d’un dégoût que provoque en nous ce déshabillage d’une chair marquée, d’une nudité d’homme qui ne bande pas et n’a d’autre visée qu’exhibitionniste . Mais nous travaille , par en-dessous, la solitude des corps qui est bien nôtre. La maladresse l’exprime, la rend risible et émouvante. La maladie aussi lorsqu’elle concentre sur le corps exacerbé la bonté des mains. C’est un substitut du désir , lorsque celui-ci s’éteint et nous couvre de cendres. Et le tremblement intime qui parfois nous a parcouru en regardant son film rend compte de cette charge et de son enjeu.

Serge Meurant


LETTER TO MY FRIENDS WHO STAYED IN BELGIUM

«My life has become the script
of a tilm that has become my life».

The first episode of a film tetralogy called Babel - the other episodes are still in the making - Letter to my triends who stayed in Belgium narrates the day-to-day existence of a film-maker who is making a film about Babel and who has a notion to follow in the footsteps of dramatist Antonin Artaud and visit the Tarahumara people of Mexico. Of no fixed abode, he wanders around the city where he feels at home - Brussels - but eventually sets off for Mexico.
On his return, nothing is in quite the same place and people have changed. The problems left behind resurface. He loses his employment, has to find new lodgings, quarrels with his friends and - from being the most sociable of persons - ends up on his own, mournfully singing Parlez-moi d'amour ! Likewise, the city is disintegrating and the whole kingdom seems threatened.
This film is a diary and self-portrait of film-maker Boris Lehman who films himself and plays his own role (as do several hundred friends and acquaintances who all agreed to be babelized), but at the same time it is a fictional account of the thousand and one adventures of a hero who finds it hard to cope with life and love.
This is a film about intimacy and friendship, written in the first person; after the manner of Dziga Vertov - The Man with the Movie Camera (1929) - it places Boris and Brussels, Babel and Bruegel, in the centre of the universe, here represented by the crazy, vertiginous, endless spiral of the biblical Tower.




BRIEF AN MEINE IN BELGIEN GEBLIEBENEN FREUNDE

«Mein Leben ist zum Drehbuch eines Films geworden, der selbst wiederum mein Leben wurde.».

Der erste Teil - bis heute der einzig realisierte - kreist um das Alltagsleben eines Brusseler Filmemachers, der einen Film über Babel vorbereitet und davon träumt, auf den Spuren Antonin Artauds zu den Tarahumaras nach Mexiko zu reisen. Ohne festen Wohnsitz, irrt er in einer Stadt umher, die die seine zu sein scheint, und reist schlieSlich ab.
Als er zurückkehrt, haben sich die Dinge und Menschen verändert. Die Probleme haufen sich. Er verliert seine Arbeit, mui3 umziehen, zerstreitet sich mit seinen Freunden und findet sich schlieSlich allein, er, der mit so vielen Menschen Kontakt hatte, und singt: «Parlez-moi d'amour...».
In seiner Vorstellung löst sich die Stadt vollig auf, das ganze Konigreich scheint bedroht.

Der Filmmacher ist natürlich Boris Lehman, der seine eigene Rolle spielt. Auch sonst spielt im Film jeder ohne Ausnahme seine eigene Rolle. Fast vierhundert Freunde haben akzeptiert, auf diese Weise «babelisiert» zu werden.
Der Film hat also diese eigentumliche Form des persönlichen Tagebuchs, der Dokumentation und des Selbstporträts angenommen. Dennoch trägt er paradoxerweise von allen seinen Filmen am seisten romaneske und erzählerische Züge.
Es ist ein Film über Freundschaft und Vertrautheit, geschrieben in der ersten Person, der Boris und Brüssel, Babel und Brueghel in der Art Dziga Vertovs Der Mann mit der Kamera in das Zentrum des Universums stellt, welches hier in Gestalt der wahnsinnigen, schwindelerregenden Spirale des biblischen Turms erscheint.


EXTRAIT DU FILM