L'ART DE S'ÉGARER OU L'IMAGE DU BONHEUR


Mes ailes sont prêtes à s’élancer

Tant j’ai plaisir à revenir

Car à rester le temps de vivre

Mon bonheur irait s’amoindrir

Gershom Sholem

L'Art de s'égarer - Teaser from Bandits Mages on Vimeo.

Évocation du dernier jour de la vie de lécrivain et philosophe
juif allemand Walter Benjamin (1892-1940).
Le réalisateur refait le trajet de Walter Benjamin entre Cerbère
et Port-Bou avant son suicide.
Au moment de commencer le tournage, la caméra du réalisateur
a été volée. Le film intègre cet épisode et tente un rapprochement
entre deux destins.

un film de David Legrand et Boris Lehman
avec la participation de Bruno Tackels

textes : Walter Benjamin.
Image : Antoine-Marie Meert.
Montage : Isabelle Carlier.
Production : Dovfilm, Bandits -Mages, Châteauroux-Underground.
avec laide du Studio national des arts contemporains Le Fresnoy,
du CNAP, de la DRAC Centre, des rencontres cinémato graphiques de Cerbère.

Hd couleur Belgique-France-espagne 2011-2014 - 46 minutes

VOIR LE FILM

L'ART DE S'EGARER (The Art of Wandering off) from Bandits-Mages on Vimeo.

Bon nombre de films ont déjà été tournés sur Walter Benjamin, sur sa vie et son oeuvre. Des documentaires, au sens classique du mot, certains utilisant ses propres textes ou ceux d'écrivains proches (Adorno, Scholem) ou de la passeuse Lisa Fittko, d'autres se fournissant d'archives des années 30 et 40 ou d'entretiens avec des spécialistes ou témoins privilégiés.

Quelques fictions, généralement mauvaises, car elles ne peuvent que singer les tragédies du réel qu'a traversées durant toute sa vie Walter Benjamin.

Notre film est différent. Il s'agit d'évoquer, d'incarner par le langage du cinéma quelques moment particulièrement décisifs de la fin de vie d'un homme qui a souffert et tracé des routes difficiles dans lesquelles il s'est perdu. Incarner, c'est à dire y aller tel un pèlerin, en se débarrassant de toute littérature pour entrer justement dans la matière même de ses livres et de ses pensées.

Le film s'est construit telle une balade narrative, à la manière d'une allégorie, d’un poème ou d'un collage.

Boris Lehman

Le 26 septembre 1940 à Port Bou, sur la frontière close des Pyrénées, Benjamin se suicidait – il avait 49 ans – au bout d’un chemin qui ne menait plus nulle part. Vaincu, désespéré, il emportait dans son labyrinthe l’image du bonheur. Benjamin s’est tué parce qu’on lui refusait un passage vers le monde libre. Toute sa vie ne fut d’ailleurs qu’une quête d’impossibles accueils.

Un monument créé par Dani Karavan, artiste israélien, a été inauguré à Port Bou en 1994, qui s’appelle « Passages », nom qui évoque l’un des livres essentiels que Walter Benjamin a écrit (fait uniquement de citations), publié après sa mort et dédié à la mémoire de tous les « sans nom ». : un tunnel fait de 70 marches en acier qui plongent vers la mer avec un angle de 30 degrés.

L’Art de s’égarer est un film qui s’éloigne délibérément de la biographie d’un homme, que trop souvent au cinéma on traite sous forme d’anecdotes et de mots célèbres ; où l'on cherche je ne sais quelle vérité. Quelle vérité? Toute histoire ou relation d’histoire comporte ses propres chemins, ses propres déviations, ses propres erreurs.

Le film serait plutôt une élucubration, une pérégrination sur les lieux-mêmes chargés d’histoires et qui contient aussi mes propres états d’âme.

Le personnage principal que j'incarne devient progressivement W.B. ou encore l’ange ou les personnages qu’il a côtoyé ou dont il parle dans ses récits.

Pas une seule fois son nom n'est prononcé.

C’est à Cerbère, dans un hôtel (le Belvédère du Rayon Vert, un nom pareil ne s’invente pas !) que j’ai eu pour la première fois l’idée d’un film qui évoquerait la fin de la vie de Walter Benjamin qui, tentant de traverser la frontière pour passer en Espagne, a fini par s’y suicider.

C’est plus l’homme que ses écrits, que je lis difficilement, qui m’intéresse, cet homme rebelle à tout académisme, flâneur, marcheur, nomade, collectionneur (de livres, de jouets), et qui s’intéressait à la photographie et au cinéma à une époque où la plupart des écrivains et les philosophes s’en moquaient.

Le Belvédère semble un lieu idéal pour le film, un lieu resté hors du temps. Un hôtel en forme de paquebot échoué entre le chemin de fer et la mer. Un décor « durassien » plein de charme et de nostalgie. Aujourd’hui une belle ruine, classée monument historique, qui ne demande qu’à être réhabilitée.

C’est l’endroit à l’architecture incroyable, où les voyageurs descendaient du train pour s’arrêter une ou deux nuits avant de repartir, les uns vers l’Espagne, les autres vers la France (A cette époque, l’écartement des rails n’était pas pareil dans les deux pays. Ainsi le voulut Franco pour pouvoir mieux contrôler le passage de la frontière). Il y avait sur le toit un court de tennis, et au premier étage une salle de cinéma. Quelques chambres luxueuses et un salon richement décoré de peintures murales.

L'autre chose qui a déterminé la réalisation de ce film a été que lors des Rencontres Cinématographiques de Cerbère-Port Bou, initiées et organisées pas Patrick Viret, j'ai reçu le prix prestigieux Walter Benjamin (consistant en une résidence à Port Bou).

Au moment de commencer mon tournage, ma caméra a été volée. Le film intégre cet événement tragique qui devait en empêcher la réalisation. Ainsi le film est aussi un hymne à une caméra volée, ou un tombeau pour une caméra défunte.

C’est la première fois que je collabore avec Bruno Tackels. Il a accepté d'être notre guide, lui qui a étudié la question depuis plusieurs années et écrit plusieurs livres (dont une biographie monumentale) sur le philosophe, et aussi de jouer devant la caméra, de participer à cette aventure cinématographique.

The Art of Wandering Off or The Image of Happiness

An evocation of the last day in the life of the German Jewish writer and philosopher Walter Benjamin (1892-1940)

Co-directed by David Legrand and Boris Lehman with help from Bruno Tackels

A story of two ghosts.
One of them is dead already and the other one is going to die.
The one has lost his briefcase
And the other one his camera
Their most treasured possession
Which contained their life’s work.
The one goes inexorably towards death
And the other on the same path
Tries to climb back up to life

It is a story of mourning
And of getting lost
Both are embodied in the same actor
Strangely linking the two destinies.

Autobiographical and nostalgic
The film hesitates between those two predilections.
How can one survive all those misfortunes?
The art of getting lost inevitably leads
To a happy ending.

Lettre de Bruno Tackels à Walter Benjamin :

Boris, j'ai retrouvée la lettre que je lui ai écrite : Je suis maintenant en état de vous le dire, soixante-huit ans après votre mort. J'ai tellement passé de caps, tellement senti de points limites, tellement perçu que j'étais totalement hors cadre, vous suivant en cela vous au plus près, à la lettre. Vous lisant, épousant très naturellement, trop parfois, les courbes de votre pensée. Oui! Cela devient pour moi de plus en plus évident, vous avez frayé cette route pour des hommes qui ne sont pas sur la route des hommes. Vous avez tellement fréquenté ce chemin, qu'aucun de vos contemporains ne pouvait le regarder comme un chemin. Et parmi les plus célèbres, parmi les plus éclairés de vos camarades, il est absolument terrible de constater tant de cécité et de pervers contournements des questions les plus essentielles.



LES RÈGLES DE L'ENVOL HORS DE L'IMAGE EN FORME DE SOUPIRAIL

Journal de travail


L'histoire que j'entreprends ici d'écrire est fortement partielle, sinon partiale. L'itinéraire très personnel, frayé par le marcheur que je suis, à travers mes impressions serpenteront à loisir et reviendront en arrière pour découvrir de nouveaux phénomènes de tournage.

Le drame de la fatalité

Avant le départ, ma boite e-mail me communiqua, venant de Bruxelles : - "La pellicule est arrivée in extremis "!

Puis le lendemain : -"On nous a volé ma caméra, ça devait arriver un jour, c'est arrivé, maudit 19 mai !"

Et voilà le début du film, un cinéaste enregistre ses états d'âmes, au jour le jour, parce qu'il veut dater sa tristesse, que la douleur, la perte, l'insoutenable absence de sa caméra affligent. Et tout est clair pour lui, mais entre ses désirs de crucifixion et ses routes du calvaire, je ne pouvais pas comprendre ; sur l'instant; je ne voyais pas encore que nos muscles nous porteraient là où est notre place; qu'il nous arriverait des choses inattendues et que les rythmes de ces choses construiraient un temps sacré : c'est le cinéma de Boris Lehman qui pointe.

Le vase, la barque et les ailes

Nous sommes en France, à Bourges. Un petit groupe, pas une équipe de cinéma, monte dans une barque et part les yeux dans le vide conduit par un homme sans caméra, jusqu'à une frontière. Dans cette démesure, ils emportent avec eux un vase informel et des ailes d'anges. Etait-ce une hallucination ?

Non, c'est la vision d'un tournage à franchir. Le moment est venu de sortir de soi-même. Et voilà qu'à présent, c'était moi qui partais me jeter dans le néant avec le cinéaste de Babel. Image de pensée, image fulgurante, image dialectique, agitation figée. Quelque chose se mit en mouvement.

L'homme universel

Des souvenirs me remontent à la mémoire, je me souviens qu'il y eut une période où il avait imaginé porter toujours le même costume, les mêmes vêtements, la casquette-type, la veste-type, les chaussures-type, pour composer son personnage "des Boris". Qui était-il ? Je m'efforcerai de le savoir en tentant de raconter ce qui nous est arrivé pendant ce tournage. Nous suivrons ainsi les multiples incarnations de sa personnalité, tous les "Moi" du groupe des Boris. Un être collectif qui voulait se fixer dans le même costume. Tout comme, il y a peu de temps, nous apprenions par la dernière scène de son film "Choses qui me rattachent aux êtres", en voyant Boris nu en train de faire un strip-tease à l'envers, cherchant parmi un tas de vêtements oubliés, donnés, laissés, abandonnés, la bonne tenue de son personnage : qu'il était la somme de tout ce qu'on lui avait donné. Nous le voyions très nettement en train de confectionner l'habit cinématographique de l'homme universel. Une tenue n'étant que le costume symbolique d'une figure à la fois légère, comique burlesque, humoristique et, à la fois, très grave. Elle est magnifique la vue de cet homme portant, une allure entre Don Quichotte et Charlot. Je t'ai reconnu. Cet ensemble, ce tout qui se dégageait de cette silhouette faisait apparaître en moi un des premiers Boris : l'être cinématographique d'avant Babel comme les personnages du cinéma dudébut, un être que tout le monde comprend sans avoir besoin de le connaître. Celui sur qui nous sommes capables de projeter nos images. Celui qui dépend uniquement de ce que les autres lui ont apporté. L'allégorie de l'homme filmique s'affinait.

Premier passage du terrifiant au soudain

Mais si l'homme universel défini par le dessin de Léonard s'inscrit dans un carré ou dans un cercle, c'est la première fois que des instances extérieures, le voleur de caméra et la tempête de la soi-disant haute définition, priveront le cinéaste de la gaieté et de la joie de son format d'image 16 millimètres, à la sensualité et à l'optique de son oeil. Privé d'une chose qui était plus qu'une caméra, sa compagne avec laquelle il s'est toujours filmé dans des rapports saints et réels, aux proportions idéales du corps humain. Et le voilà maintenant devant une autre caméra, une caméra digitale, une caméra qui déforme la vision humaine, qui ne lui correspond pas, une caméra qui enregistre à travers un nouveau format d'image, un format dont pour l'instant personne n'a besoin. Le cinéaste des Boris, sans sa caméra, se retrouve face à la froidure du monde concentrée dans ce format-là, à travers cette fenêtre-là, engendrant une image qui a d'ailleurs à la fois la forme d'un soupirail (cette petite chose au ras des trottoirs), et aussi celle d'un carnet de chèque. Sachant cela, les premières prises de vue, montreront une métamorphose et un premier passage vers une économie stricte du numérique.

La métamorphose de Boris de l'être pelliculisé à l'être digitalisé

Souviens-toi, ils sont dans la barque qui va d’une rive à l'autre, avec des accessoires fatals. Qu'on y regarde de près, on verra que le vase qu'ils transportent est ainsi le véritable emblème du drame romantique de la fatalité, qu'à côté de lui il y a les rêves : les ailes, éléments avant tout temporel, contrairement aux éléments solides liés à la vie d'ici-bas. De là, ils se dirigent vers d'autres éléments, les éléments abstraits de l'évocation du derniers jours du philosophe juif allemand Walter Benjamin. Oui, je ne vous l'avais pas encore dit, mais c'est lui maintenant, qui va déterminer l'histoire de nos égarements. Pour tenter d'arriver au bout de notre labyrinthe, pour en gagner la sortie, il nous servira de miroir ; en lui se refléteront les figures de Boris, de la même façon que dans les figures de Boris se refléteront les images du penseur : le chiffonnier, l'ange et le petit bossu. C'est comme ça que se fait le film, que nous nous investissons dans son mécanisme.

Une métaphore du voyage de la vie

À demi perdu dans nos pérégrinations, tous ces éléments se regrouperont dans un cercle plus ou moins rapproché autour de Boris; ils seront pleinement développés selon leur lien avec la continuité des instants, c'est-à-dire le chemin cinématographique qui nous fera passer de l'autre côté de la pellicule.

Il nous conduira d'abord au "Belvédère du rayon vert", un étrange Hôtel qui jeta l'éclat de ses rayons, entre 1928 et 1932, près des rives escarpées de Cerbère. Aujourd'hui il ressemble à un bateau fantôme qui aurait fait naufrage entre la gare et la mer. Lorsque nous entrâmes à l'intérieur, vision fantastique, rien n'avait changé jusqu'à la grande salle de cinéma. Juste un immense écran neuf venait d'y être installé. Je restais silencieux, là

me fixant devant lui, je voguais à nouveau vers les falaises de ma propre âme, pour voir qu'il reflétait déjà une brèche qui se serait ouverte dans les murs et ses pièces : peut-être le deuxième passage, celui pour Port-Bou. Mais comment passer ?

L'art de marcher sans but

J'avertis que depuis le début de notre périple, dès qu'un chemin, un sentier ou une voie escarpée se présentaient à nous, nous faisions une vue de Boris marchant sans but. Comme dans les rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, la marche était le

prétexte et non le sujet de ce film, où Boris cheminait seul. Sa solitude évoquait l'être humain à l'état naturel et filmer sa marche s'apparentait à la marche elle-même par son absence de limite, son absence de but, son absence d'intention. Mais il nous fallait un passeur pour arriver à Port-Bou. D'où peut-être l'intérêt de se lier, maintenant, avec l'un de ses semblables pour être guidé vers une destination aussi tragi-comique soit-elle puisqu'elle devra à la fin faire coïncider l'autobiographie du dernier burlesque du cinématographe avec la biographie du philosophe Walter Benjamin, ayant mis fin à ses jours parce qu’on lui refusait un passage vers le monde libre.

C'est donc sur le quai de la grande gare funèbre de Cerbère, que quelqu'un de nouveau va apparaître, va arriver. Le plus qualifié pour nous servir de guide : nous l'appelons le biographe, le passeur, le partisan de l'égarement, le dramaturge du cinéaste mais son nom est Bruno Tackels. Il ne le sait pas encore mais c'est bien lui qui va prendre la relève de la barque pour le vaisseau des errances de la vie à nouveau près des rives escarpées.

C'est idiot mais dès son arrivée j'avais envie de dire - " Vous êtes libre, passez ! Nous devons transporter tout le cinéma de Boris, avec vous et ses objets les plus propres, comme ce vase et ce livre qui restent à notre mesure. Nous sommes déjà passés du format 4:3 au format 16:9 avec son monde, vous allez voir les objets se sont transformés, exactement, ils se sont allongés. La pellicule s'est transformée en dossier numérique".

Nous nous retrouvions dans l'univers de Kafka : le piège des dossiers ! Un système que le cinéaste n'a jamais manqué de critiquer, de montrer, de faire voir indirectement. Ce film sera donc une série de passages et Bruno, le guide par la lecture de son livre fera jaillir des significations lumineuses. Il lira même à son compagnon solitaire un rêve prémonitoire du philosophe.

Dans la salle du cinéma du rayon vert, j'entends le bruit du projecteur. Bruissement des passages. La projection en est un. Nous sommes enfin arrivé à Port-Bou. Car n'oubliez pas l'une des tentations du cinéma de Boris est de s'envoler !

Les règles de l'envol hors de l'image en forme de soupirail

L'image de l'envol n'est pas qu'une une simple fiction, elle appartient à ce qu'il faut sauver ! Mais à quoi bon au début du XXIème siècle s'acharner à sauver la tradition des images. Comme dans la mélancolie ailée de Dürer, à quoi bon parler de progrès à un monde qu'envahit la rigidité cadavérique ?

A vrai dire, peut-être pour essayer de rendre encore possible, une image qui n’a jamais été filmée. Car il est tout à fait pensable que cette image soit arrivée à Port-Bou en haut du monument anti-monumental qui s’appelle « Passages » créé par Dani Karavan, un artiste israélien. Au moment où nous avons fait se rencontrer l'Autrefois avec le Maintenant, par le surgissement de l'ange noir, représentant la haute définition, puis par la venue de l'ange blanc, représentant juste la bonne définition.

Ainsi dans cette histoire, celui des deux qui réussira à s'élever au dessus de tous et contemplera du haut de ces orgueilleuses altitudes un royaume de gravats déguisés en ordre du monde, celui-là, je le confesse, verra au dessous de lui cette image de pensée :

L'évolution créatrice ne fait jamais progresser l'art, la culture, la poésie, la politique ou la philosophie, mais seulement les valeurs humaines.

C'est donc à partir du numérique, format de plus en plus imposé, qu'il faudra reconquérir la matière de la pellicule, recréer un milieu physique. Pensiez-vous que le héros des Boris se laisserait numériser passivement, NON ! Pourquoi ? Parce que toutes les actions d'un personnage

tragique vont à l'encontre de l'évolution globale de la société. C'est ça, si ce qu'on filme est terrible, quelque chose se passe.

Voilà encore une passerelle qui ramènera le digital vers le minéral, vers la pierre, vers le temple d'Apollon, vers le Dieu temps. L'art de s'égarer sera aussi l'art de s'égarer de la haute définition en testant ses limites par le transport d'un chargement millénaire qui n'est pas une marchandise mais la valeur réelle de l'humain. Vers la reconquête du support !

En ce sens, je me permets d'entrevoir un sauvetage du passé de Walter Benjamin surnommé "l'Angelus Novus"1 à partir du cinéma de Boris, de notre présent.

Sommes-nous capable de faire un plan sur le vif ?

Tenons-nous prêts à filmer ce qui vient du milieu physique de Port-Bou, de l'atmosphère, de l'air chargé de fatalité. Simplicité et discrétion sont la stratégie de tournage, pour assister à une naissance, acte inaugural du cinéma. Ce cinéma sans scénario est dans la tête, l'écriture se réalisera sur le champ, elle doit disparaître, comme chez Vertov. Aucun squelette littéraire. Que de la vie immédiate filmée à l'improviste .

Les lieux divins

En allant sur les lieux de Benjamin, je m'aperçois de la liberté totale de notre fable. En observant les lieux d'un autre, nous nous rapprochons aussi des Sept lieux de Boris, un autre de ses films. Marcher dans les lieux de Benjamin, à la fois comme un exercice de simplicité et un mode de contemplation. Et surtout dans la répétition des scènes de marche, je pourrais dire que Boris comme Benjamin, comme Thoreau, a déguisé un activisme social, un procès en appel, en promenade intime.

Vaincre le Capitalisme par la marche à pied comme ici nous vaincrons le High Tech !

Mais est-ce que je peux théoriser un tournage de Boris comme Walter Benjamin a, par exemple, théorisé son propre désastre, a fait de l'échec un art et de la fatalité, un scénario ?

Un autre Moi

Non ! Je sais juste que les lieux se donnent à qui se donne à eux. Et que l'art de marcher sans but entre l'autobiographie de Boris et la biographie d'un autre lui- même, qui n'est pas un rôle, qui fait partie du film corps et âme, peut permettre d'arriver à filmer à l'intérieur d'un autre, filmer de l'intérieur d'un autre moi, d'un autre lui.

Mais il ne faut pas perdre de vue qu'il n'y a pas de pourquoi, que les choses sont là, qu'on ne touche à rien, pas de mise en scène, mais une mise en place, une longue mise en place de la présence au milieu des choses, pour sentir ... La sensualité du film vient de là. Notre comportement, voire notre loyauté envers les petites choses, aura permis des rencontres et des surgissements dans le cadre.

Le projet global

Quelque chose a changé en nous, après ce tournage. Ayant pris le temps de la mise place d'un cinéma sur le vif, nous avons essayé, d'éviter tous les pièges avec Walter Benjamin. Je trouve que c'est un film qui aura parfois le climat poétique d'un João Cesar Monteiro, à cause des ambiances, des entrées du cinéaste dans ses cadres, dans ses fantasmes, dans ses rêves, dans ses scènes et sa façon de rendre les arrière fonds, d'écouter le guide comme un enfant. Oui, c'est ça, j'ai appris sur le terrain, moi l'éternel apprenti, l'écriture cinématographique sur le champ. La mise en scène de l'instant. Je vois mieux désormais l'étendue du cinéma à venir et sans doute j'en sais un peu plus sur les films que Vertov imaginait et dont Jean Rouch disait en 1971 "...que nous ne savons pas faire", tout paraissait plus neuf.

Alors l'art de s'égarer, ou l'image du bonheur, à juste titre, sera dépourvu d'une véritable fin. Le fleuve Lehman et non le lac, continuera à s'écouler, après avoir eu l'idée de faire se rencontrer à nouveau dans le personnage de Boris Lehman : la force vitale qui habite son rôle avec la pensée, la mort, le mouvement et l'endroit d'un autre lui : Walter Benjamin. Celui-ci va revivre sans jamais être diminué, illustré et sans que son nom ait été une seule fois prononcé, dans le monde filmique des Boris.

Aux autres cinémas à venir

Voilà, ce que m'a enseigné, à moi jeune cinéaste de l'école de Boris, sa théorie de l'humour mélancolique. Nulle part on ne peut trouver le repos, il nous faut lutter avec nous-même, que ce soit simultanément derrière la caméra, devant la caméra, dans la salle de cinéma ou derrière le projecteur, quand on a fait le projet global de se consacrer à étudier à travers sa nature, toute la nature humaine, par le film.

Pas une fois pendant le tournage je n'ai laissé échapper un mot de tout ceci, devant celui qui était là, qui était le Charlot d'Ixelles.

C'est tout ? Oui ... c'est tout.


David Legrand 21 juin 2011



PETITE CHRONIQUE D'UN TOURNAGE

ou l’art du tournage comme sauvetage


Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je n’ai jamais été à Port-Bou, le petit village à la frontière espagnole où Benjamin s’est donné la mort. Vingt ans de fréquentation quotidienne de ses textes, qui peu à peu m’ont livré (à) sa vie, et donc à l’écriture risquée de sa « biographie » (lui qui l’un des premiers au XXème siècle avait dénoncé le « biographisme », la lecture des œuvres à travers le prisme de la vie de leurs auteurs).

Je ne m’étais donc jamais rendu sur les « lieux » de Walter Benjamin. Je n’ai jamais aimé cette mythologie de pacotille autour de cette « mort tragique ». Je peux même dire que je les fuyais comme la peste. Je me souviens encore de cette phrase du biographe de calus : « Et alors là, quand j’ai vu la chambre de Camus à Alger, alors là tout s’est éclairé. » Une langue pour moi parfaitement étrangère. A Port-Bou, l’hôtel où benjamin s’est suicidé a été rasé. A trente mètres de là, une commerçante vante son immeuble, panneau à l’appui, comme la dernière demeure de Walter Benjamin1.

Depuis deux ans que la biographie existe en tant que livre, je commence à me dire que ces lieux peuvent devenir pour moi fréquentables. L’occasion m’en a été donnée par le cinéaste Boris Lehman, que j’avais croisé de loin en loin. Sans être un connaisseur de ses films, étrangement, je comprenais sa démarche de l’intérieur. Au point que j’ai écrit un portrait de lui pour la revue « Mouvement ». Qui m’est venu comme ça. Par nécessité.

Et puis Boris Lehman, très spontanément (nous nous connaissons au fond à peine) me propose de venir sur le tournage de son prochain film, à Port-Bou, où il sera question de Walter Benjamin. Il ne me dit rien de plus. Me demande si je peux être là. Je lui réponds sans vraiment réfléchir. Oui je viendrai, je trouverai le temps, le moyen d’être là.

Le mercredi 25 mai 2011, après un voyage en train qui semble dépasser toutes les limites de la distance, j’arrive en gare de Port-Bou, pour rejoindre Boris et son équipe. Parler un peu avec lui de Benjamin et autres documents « dramaturgiques » afférents, pour alimenter son projet. C’est du moins comme

1 Quand j’ai expliqué à sa voisine, avec pédagogie, que cet immeuble n’était pas « le bon », elle m’a répondu : « Oulà, mais comment on va faire pour le commerce, ça, il ne faut pas le dire aux touristes ! ».ça que j’ai compris sa demande. Je descends du train, sur le quai, et là je découvre que je suis déjà filmé, que mon arrivée est déjà dans le film, que je suis d’ores et déjà avalé dans la machine à faire des images. Boris arrive vers moi, accolade, et il me glisse à l’oreille: « Je suis lui, tu es son guide, on ne dira jamais son nom, c’est lui, c’est moi, tu es le guide. Et les vêtements que tu portes aujourd’hui sont maintenant un costume du film, il faudra que tu les gardes sur toi tout au long du tournage. »

Je comprends aussitôt que les choses vont prendre un autre cours. Je ne suis plus le conseiller, le spécialiste, l’expert, l’homme de l’ombre qui doit la vérité sur le réel. Je suis pris dans son flux, exposé, invité à parler, à chercher avec « Boris » (celui du film, un Boris possible) des traces, des signes d’un projet qui n’a même pas à être formulé. Mais qui est là, très concret.

Car le projet de Boris Lehman n’est pas formulable, assurément. Pas dans les codes dominants du moment. Ni film d’archives, ni documentaire, ni fiction reconstituée, il est une simple évocation, une incantation sobre qui cherche à faire de vraies rencontres, avec les ombres, les fantômes, nos hantises collectives.

Et plus les heures passent, plus je sens à quel point « Boris Lehman » sait ce qu’il cherche, quand il est sur les traces de Walter Benjamin, intimement, profondément. C’est visible. Durant toute la semaine, nous allons vivre, marcher, tourner des plans dont je ne sais rien à l’avance. Je suis le guide, mais je me laisse guider. Et en même temps, j’ouvre de temps en temps les quelques livres que j’ai emmenés avec moi. Et les lectures tombent « juste », c’est le moins que l’on puisse dire. Jusqu’au vertige.

Le dernier jour du tournage, je lisais le recueil de rêves que Benjamin consignait soigneusement, pour en envoyer des bribes à ses amis dispersés. Une façon de ne pas perdre le lien. Nous sommes dans l’ancienne salle de cinéma de l’hôtel du Belvédère, à Cerbère, côté français. Rien à bougé depuis soixante dix ans. Un hôtel de transit que son propriétaire-concepteur voulait d’agrément, avec le souci d’occuper les voyageurs en transit. Il y a un terrain de tennis sur le toit, et une salle de cinéma (nous sommes au début des années 30...). Déjà l’écran partout dans notre quotidien... Un lieu qui abrite maintenant un Festival de cinéma, et offre des résidences aux cinéastes qui ont obtenu le « prix Walter Benjamin ». Comme Boris Lehman, qui a transformé la résidence en tournage, comme il a toujours fait.

Et je lis ce rêve de Walter Benjamin, que nous enregistrons. A mesure que je lis, assis sur l’un des fauteuils de la salle de projection au premier rang, je comprends en un éclair que toutes ces phrases que je suis en train de dire sont (dans) le film. Tout est déposé, prêt à être réveillé. Ce que nous faisons depuis quatre jours.

Quelques semaines plus tard, avec la complicité de l’adjoint au maire de la ville de Nevers, Jean-Louis Balleret, Boris et son équipe vont tourner quelques plans supplémentaires, mais essentiels. C’est dans le château de Vernuche, à quelques kilomètres de Nevers, qui a servi de « camp de travailleurs » pour les émigrés

allemands. Une page sinistre de l’histoire de France, que les autorités de l’époque, avant Vichy, vont écrire en précédent le souhait du futur envahisseur. Tout allemand résidant en territoire français est un suspect, jusqu’à ce qu’il prouve qu’il est un sympathisant du Reich.

Dans ce petit château, 300 prisonniers vont s’entasser durant de longs mois, à l’automne 1939. Benjamin est l’un d’eux. Il est déjà âgé (avant l’âge), malade, diminué. Un jeune homme va jouer le rôle de l’ange, et le gardera, durant ces longues semaines. Il l’installe, régime de faveur, sous un escalier, qu’il recouvre d’une toile de jute, pour préserver son intimité.

Le Château de Vernuche a conservé intacts tous ses secrets. Les barbelés autour du domaine sont toujours là. Une vieille femme habite à l’étage et sert de guide pour la visite improvisée. Elle montre l’escalier, et ses dessous. Impossible de voir clairement la tanière de l’ours Benjamin. Il y a peut-être gravé des choses dans le plâtre du mur. Au grenier par contre, on trouve de nombreuses traces des prisonniers du camp : calendrier collectifs des prisonniers, slogans politiques (« En guerre contre Hitler »), poèmes, dessins. Boris Lehman a pu révéler ces traces enfouies dans les murs, par la magie de la lumière du cinéma. Un petit sauvetage essentiel. Comme le projet de Boris Lehman, qui révèle et enfouit à la fois.

Bruno Tackels, dimanche 14 août 2011